10 mai 2020

Édition d'un livre : les parts du gâteau

Comment se répartit le prix d'un livre entre les différents acteurs œuvrant à sa création ?
Une question récurrente, en particulier pour les auteurs, dont la “part du gâteau” apparaît bien mince…
En tant qu'éditeur, je vous propose d'évaluer chacune de ces parts à partir de mon expérience – et de mes comptes.
Sachez donc que ces chiffres ne sont pas pile dans “la moyenne” de ce que l'on constate dans le secteur de l'édition – même si ils s'en approchent –, ne serait-ce que parce que les éditeurs peuvent être amenés à sous-traiter des travaux que, aux éditions AO, nous réalisons par nous-mêmes (la révision de texte et la mise en pages en particulier)

Le contexte
Ces données proviennent de la comptabilité des éditions AO - André Odemard, que j'ai l'honneur et l'avantage de gérer. Elles concernent l'année 2019, durant laquelle les recettes de ma SARL se sont partagées grosso modo en deux tiers pour l'activité éditoriale, et un tiers pour des recettes complémentaires, en l'occurrence des prestations de services informatiques, mon métier initial avant que je ne m'engage dans l'édition en 2010.

Les ordres de grandeur sont de 36000 € de ventes de livres (nettes des remises accordées aux diffuseurs et distributeurs, le brut dépassant les 50000 € pour un peu plus de 4000 exemplaires vendus, dont 900 ebooks à moins de 5 €) auxquels s'ajoutent 18000 € d'honoraires.

Les acteurs de la chaîne du livre sont nombreux : les auteurs, puis les imprimeurs, puis les diffuseurs-distributeurs (librairies, sites de ventes en ligne) et, enfin, l'éditeur…

Note : suite à la remarque d'un ami de Facebook (et d'ailleurs), il faudrait pour être complet ajouter la TVA (5,5%) au gâteau complet, ce qui modifierait à la marge les pourcentages. Dans notre cas, quelque chose comme 2000 € (calculé sur 36000 € et ajouté aux 50000 €).

Leurs “parts du gâteau” sont les suivantes :



Quelques précisions avant de poursuivre :
  • La part “imprimeur” comprend les frais d'impression, évidemment, mais aussi les coûts de fabrication de livres électroniques (que nous sous-traitons), et inclut les frais de transports des livres.
  • La part “distribution” comprend les remises accordées aux libraires, tandis que la rubrique “Diffusion” rassemble les commissions sur ventes (aux sites de ventes en ligne), les frais de publicité (y compris les inscriptions aux salons, les catalogues, etc.) et les frais de port non facturés.
  • Ces deux postes frôlent les 40%, un peu moins que la moyenne de la profession, car nous assurons nous-mêmes la diffusion et vendons une part minoritaire de nos livres “en direct” (salons, site web notamment).
  • La part “droits d'auteur”, de 9% donc, comprend les cotisations sociales (15% du brut) versées pour le compte des auteurs (retraite et CSG pour l'essentiel).
L'indignation est connue : “Quoi ! L'auteur, sans qui le livre n'existerait pas, touche 9%, soit près de 4 fois moins que l'éditeur, qui s'arroge 33%, le tiers des recettes brutes !”

Avant de répondre à cette exclamation, examinons le contenu des 33% dévolus à l'éditeur. S'agit-il de ce “bénéfice” qui lui tombe tout rôti dans la bouche sans qu'il ne fasse rien d'autre que d'attendre, allongé paresseusement sur son canapé ?



La part “du tiers”, qui n'est rien d'autre que la “marge” de l'éditeur, se décompose elle-même en trois parties :
  1. Les dépenses d'exploitation, soit 9% du total – et le quart de la marge de l'éditeur.
  2. Les cotisations sociales et impôts, dans les mêmes proportions.
  3. Le revenu net de l'éditeur, soit à peu près la moitié de la marge de 33% précitée.

Parmi les dépenses d'exploitation, on trouve les fournitures de bureau et administratives (y compris les logiciels), les assurances, les honoraires de l'expert-comptable, les frais de télécommunication (Internet, téléphone), tout cela étant affecté à l'activité éditoriale au prorata de son chiffre d'affaires (parfois moins pour des charges considérées comme relevant principalement de notre seconde activité).
Les cotisations & impôts concernent les cotisations maladie, allocations familiales, retraite, CSG (déductible), la CFE et 20% des cotisations dites facultatives (mutuelle, que nous considérons pour 80% comme de l'ordre de notre budget personnel).

Au final, le revenu net de l'éditeur est deux fois plus élevé que celui des auteurs – et non quatre fois comme aurait pu le laisser penser le premier graphique.

S'agit-il d'un “bénéfice”, encore une fois, ce prélèvement du capitaliste sur le dos des auteurs ? Dans notre cas, la réponse est non : ce revenu est la contrepartie d'un travail. Or, tout travail mérite salaire, même celui d'êtres aussi abjects que les éditeurs (je plaisante !).

En quoi consiste-t-il ? Sélection des manuscrits, établissement des contrats, révision et correction des textes, mise en pages, conception des couvertures, négociation avec les imprimeurs, prospection des libraires et autres intervenants dans la distribution, actions de promotion et de communication, tenue de la comptabilité, facturation, relance des mauvais payeurs, calcul et paiement des droits d'auteur, dépôt légal… excusez du peu !

N'oublions pas, enfin, que ce revenu peut être gravement menacé en cas de mévente ou d'échec commercial, aléas entièrement à la charge de l'éditeur – c'est son rôle, il prend des risques.

Alors, la part des auteurs ?
Indéniablement, elle devrait se rapprocher de celle des éditeurs, ce ne serait que justice. Pourquoi reste-t-elle si faible ? Une multitude de raisons l'expliquent :
  • Le nombre de personnes rêvant d'être éditées crée une pression à la baisse sur les droits ; elles sont prêtes à ce sacrifice pour être publiées…
  • Beaucoup d'auteurs n'exercent pas cette fonction comme profession principale, autre pression à la baisse – ils “n'en ont pas (toujours) besoin pour vivre”, contrairement à d'autres acteurs de la chaîne du livre.
  • Les inégalités entre auteurs sont gigantesques : des auteurs célèbres peuvent exiger des à-valoirs (paiement d'avance et définitivement) de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d'euros. Leur part, en cas de ventes décevantes, peut alors exploser en pourcentage ! Il faut savoir aussi que nombre de contrats prévoient des taux de droits plus élevés quand les quantités vendues dépassent certains seuils, par exemple au-delà de 50000 exemplaires.
  • Il faudrait aussi, peut-être, réfléchir à une hausse du prix du livre pour rémunérer davantage les auteurs : 2 € de plus par livre, par exemple*. Et là, c'est au lecteur qui se cache dans l'enveloppe charnelle de l'auteur que l'on doit s'adresser : achèterait-il autant de livres s'ils coûtaient 10% de plus qu'actuellement ?
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* Une solution drastique consisterait à appliquer le taux intermédiaire de TVA sur les livres, puis à reverser la différence avec le taux de 5,5% à un fonds de répartition destiné aux auteurs dans leur ensemble.