27 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 9

Le Fil à plomb - épisode 9 - La boucle est bouclée

Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html

La boucle est bouclée. Un peu avant 8 heures du matin, nous sommes prêts à emprunter la benne. Jacques est déjà dans la salle des machines. Les immenses poulies tournent tandis que les câbles sont dégelés, les cabines circulant à vide. Ça crépite dans la station supérieure quand les glaçons accrochés aux câbles sont broyés par les énormes bobines qui les entraînent.

Cliché pris durant l'ascension du Fil à plomb. L'aiguille du Midi, assez loin à notre droite, avec une benne du téléphérique en train de parcourir le fil… pardon, les câbles !

Ce n’est pas la première fois que j’emprunte ainsi la benne du matin au sommet de l’Aiguille. Au retour du mont Blanc, en 1979, nous avions passé la nuit au refuge des Cosmiques, étant arrivés trop tard au col du Midi pour envisager d’attraper la dernière benne. Déjà ! Il faut dire que nous avions emprunté le chemin des écoliers, atteignant le mont Blanc au départ du refuge de Tête Rousse, en gravissant au préalable la face nord de l’aiguille de Bionnassay. Depuis le toit de l’Europe, nous avions ensuite traversé par l’itinéraire dit des “Trois Monts”, Maudit puis Tacul, pour atteindre le refuge en fin d’après-midi. Le lendemain matin, par une météo peu favorable, sous un vent violent, nous avions remonté l’arête, parfois bousculés par les rafales. Même les piolets trouvaient le moyen de se placer à l’horizontale quand on les ôtait de la neige pour les replanter un peu plus haut. Du coup, la benne fonctionnait au ralenti. Il nous avait fallu plus de vingt minutes pour regagner le Plan, le double du temps habituel. Le cabinier, hilare, tentait de me faire peur en racontant d’horribles anecdotes de câbles affolés par le vent, venus se coincer dans la fourche de la benne. Les téléphériques ne m’ont jamais provoqué la moindre inquiétude. Ce ne fut pas plus le cas ce jour-là. Revenir du mont Blanc avait probablement balayé toute angoisse.

Ce 1er mars 1992 au matin, la météo est clémente. La descente n’est donc qu’une formalité. Comme d’habitude, Gilbert observe les itinéraires, surtout du côté droit en descendant. Des traces sont visibles sur l’éperon Frendo. “Des Anglais”, commente le cabinier, “ils ont bivouaqué au pied de l’arête avant-hier soir. Ils ont dû sortir tard hier, au milieu de la nuit je crois.” Peut-être y avait-il deux autres alpinistes quelque part dans les galeries de l’Aiguille en même temps que nous. Ils n’auront pas eu la chance de connaître Jacques, et auront dû bivouaquer une seconde fois au sommet. Au moins étaient-ils munis de tout le matériel nécessaire, ce qui explique aussi les deux jours pleins pour remonter l’éperon. Quand on transporte une vingtaine de kilos sur son dos, on n’a pas la même agilité pour grimper !

Aussi étrange que cela paraisse, nous avions des engagements à respecter. Le programme était formel : il avait été prévu une descente à skis de Vallée Blanche avec ma famille pour ce 1er mars. Gilbert était donc mobilisé, hors de question pour lui de décliner son engagement. Avec le temps, tandis que je relis et complète ces lignes, je songe que j’aurais pu rester tranquille dans la vallée, à me remettre de mes émotions et efforts de la veille. Eh bien non, autres temps, autres mœurs : une fois de retour au bercail, un bain chaud me remet les idées en place. Un copieux petit-déjeuner rattrape le dîner frugal de la veille au soir. J’ai à peine le temps de raconter notre aventure à ma compagne Sabine que la voiture nous descend au Lac, chez Gilbert. Frais et dispos, il monte dans le véhicule et c’est parti. Direction l’Italie, ma mère ayant préféré un départ plus tranquille que l’arête de l’Aiguille.

À midi, nous sommes en haut non pas de l’aiguille du Midi, mais de la pointe Helbronner, de l’autre côté de la chaîne du Mont-Blanc. La descente va nous permettre de rejoindre Chamonix, via le refuge du Requin. Nous arriverons à bon port avant la nuit, cette fois ! Tout était allé tellement vite : la descente à skis avait comme repassé une couche de peinture sur l’ascension de la veille. Tout à fait comme si cette journée du 29 février, exception d’une année bissextile, n’avait pas existé, qu’elle n’avait représenté qu’une anomalie, presque un rêve.

Aujourd’hui encore, je la considère comme une journée “hors normes”, hors du temps, un souvenir ténu comme ce “fil” de glace coulant sur la dalle de granite. Mais, de fil en aiguille, les souvenirs en ont appelé d’autres, formant peu à peu le “fil conducteur” du récit de cette journée si particulière…

26 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 8

Le Fil à plomb - épisode 8 - Bloqués au sommet

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Il est à peu près 18 heures. La radio fonctionne de nouveau. Cela permet à Gilbert de prévenir Annick, qui fera passer le message. Nous sommes sains et saufs, à l’aiguille du Midi, ce qui ne nous avance guère pour les heures qui viennent et s’annoncent glaciales.
– Fais des moulinets avec les bras, ça réchauffe, me conseille Gilbert en me faisant une démonstration.
Je m'exécute et, c’est vrai, un peu de chaleur irrigue mes bras.

Que va-t-on faire ? Un guide évite de partager ses réflexions avec son monchu : inutile de l’affoler. Je comprendrai plus tard en quoi elles avaient consisté. Quelles solutions pour se tirer de ce pétrin ? Impossible de rester là à faire des moulinets de bras pendant 14 heures, en attendant la première benne de 8 heures du matin. Alors ?

Il y avait bien une solution, guère commode cependant : trouver un abri chauffé. Le plus proche n’était autre que le refuge du Requin. Proche ? Disons plutôt “le moins éloigné”. Situé à 2 500 mètres d’altitude, soit plus de mille deux cents mètres plus bas, il ne serait atteint qu’en parcourant à pied la moitié de la descente de la Vallée Blanche. On ne compte pas en kilomètres, en montagne. Mais pour donner un idée de la distance, 7 à 8 kilomètres doivent être vraisemblables. Comment trouver l’itinéraire ? Nous ne disposons d’aucun moyen pour nous éclairer, n’ayant pas emporté de lampes frontales. Une vague lune, si je me souviens bien, jette une lueur des plus avares sur la neige. Il faudrait avancer au jugé, en se repérant sur les traces de ski.…

Ce 29 février au soir, Gilbert n’évoque pas devant moi cette hypothèse.
– Attends-moi là, je reviens.
Quelques minutes plus tard, il est de retour :
– C’est arrangé ! Tu vas voir. Sauvés !

J’apprends alors que nous n’étions pas seuls au sommet de l’aiguille du Midi. Certaines nuits, un gardien loge sur place. Cela permet sans doute d’accélérer la procédure d’ouverture des installations le matin, évitant une benne spéciale convoyant les techniciens. Or, ce 29 février au soir, le gardien est présent. Et il se trouve que Gilbert le connaît personnellement. Jacques (le prénom a été changé) lui remet les clefs d’un autre local, destiné à l’hébergement des secouristes de montagne, ai-je cru comprendre. Je regrette que ledit Jacques ne soit pas présent, que je puisse le remercier avec toute la chaleur dont je serais capable. Nous le ferons quelques jours plus tard, après que j’aie demandé à Gilbert s’il y avait un moyen de le remercier discrètement. Un cadeau lui sera opportunément offert.

Le local se situe du côté du sommet nord, et donne sur la passerelle reliant les deux pitons rocheux principaux de l’Aiguille. Le projecteur qui éclaire l’endroit se situe juste au-dessus des fenêtres. Un unique convecteur électrique, vétuste mais en ordre de marche, entretiendra une température de l’ordre de 5 à 7°C. Des couchettes sommaires sont alignées, et des couvertures sont à notre disposition. Nous ne ferons pas les difficiles. Habillés suffisamment chaud, avec deux ou trois couvertures, nous avons de quoi passer une nuit relativement confortable, aux antipodes des cauchemars glacials qui commençaient à m’envahir l’esprit. Côté nourriture, il ne nous reste que deux ou trois barres chocolatées et quelques pâtes de fruit. Peu importe ! Arrosées des dernières gouttes du contenu des gourdes, elles feront office de dîner. Bien fatigués, nous allons somnoler jusqu’au lendemain. Auparavant, nous sortons l’un après l’autre satisfaire des besoins naturels sur la passerelle. C’est ainsi que j’accomplis l’exploit évoqué au chapitre précédent

Suite épisode 9.

25 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 7

Le Fil à plomb - épisode 7 - Pisser depuis la passerelle !

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Allons-nous claquer des dents pendant quatorze longues heures, en attendant la benne du lendemain, 8 heures ? Les fantasmes vont bon train : Dieu que le temps serait étiré, les heures interminables ! Dix minutes que je suis immobile et je me sens déjà gelé : l’immobilité refroidit à toute allure le corps jusque-là réchauffé par l’effort de la marche. Le compte à rebours est achevé : la fusée-téléphérique a fait long feu. Je prends pied sur la passerelle qui relie les deux sommets de l’Aiguille. Magnifique panorama. La perspective d’une nuit glaciale en ces lieux dépose comme un voile diabolique sur le décor.

Gilbert est arrivé là-haut à 17h20 très exactement. Vingt minutes après le départ de la dernière benne. Vingt minutes ? Voici que se retrouvent les vingt minutes que nous devions gagner en empruntant la benne des employés. Arithmétiques et implacables, elles manquent cruellement à l’appel. Certes, nous aurons mis pile neuf heures pour notre ascension, ce qui est loin d’être un mauvais horaire. Mais il aurait fallu faire mieux. C’est trop bête ! Dans une heure tout au plus, il fera nuit. Nous voilà bel et bien prisonniers de la haute montagne, sans matériel de bivouac ni autre abri que les glaciales galeries creusées dans le granite des deux sommets de l’Aiguille. Or, la température va descendre jusqu’à moins 15 ou moins 20 degrés en dessous de zéro. Il est bien entendu hors de question de rester sur place.

Alors, que faire ?

Le processus est connu : tandis que la vessie se vide, un bruit caractéristique se fait entendre, abondamment exploité par les gagmen du cinéma. On se souvient de cette scène du film Les Bronzés font du ski, dans laquelle Gérard Jugnot urine consciencieusement sur la porte d’une voiture afin de dégeler la serrure bloquée par le gel, avant de s’apercevoir que ce n’est pas la sienne. Les bruiteurs s’en étaient donné à cœur joie, inventant des sons proches d’un roulement de tambour !

Je m’apprête à répéter la scène, dans un tout autre environnement. Je me trouve en effet sur la passerelle métallique reliant les deux galeries de l’aiguille du Midi. Cet endroit regorge habituellement de touristes. Mais là, je suis absolument seul, ce qui pourrait s’expliquer par la nuit, tombée depuis quelques heures. Un projecteur halogène jette une lueur crue, irréelle, sur l’endroit. Le froid est vif, presque polaire. Aucun touriste ne risquant de me déranger, je ne fais pas de façons. M’approchant du côté ouest, je soulage rapidement l’envie pressante. Curieusement, pendant de longues secondes, je n’entends rien. Alors que j’en ai presque terminé, un léger bruit, quelques “tic, tic !”, se fait entendre des profondeurs du précipice (il doit représenter une cinquantaine de mètres). L’urine vient seulement d’atteindre la glace du couloir en dessous ! Si je m’appelais Livanos, et si j’avais son talent d’humoriste, je me serais lancé dans des considérations sur la température ambiante – polaire, ai-je dit – si basse que l’urine aurait trouvé le temps de geler durant son long trajet dans le vide, expliquant que le bruit, aussi ténu soit-il, me soit parvenu : des paillettes de pisse, façon sorbet, auraient heurté le rocher et la glace en rebondissant telle une poignée d’aiguilles à coudre que l’on aurait jetées par mégarde par-dessus la rambarde…

La passerelle entre les deux sommets de l'aiguille du Midi, en été

Parodie de séance psychanalytique

“Donc, vous avez rêvé que vous uriniez dans un couloir sombre et profond
– Oui, après le Fil à plomb…
– Quelque chose de gelé, donc : dur, et… vertical ?
– Qu’entendez-vous par là ?
– C’est à vous de me le dire !
– Je viens de me tuer à vous expliquer une ascension en montagne.
– Tuer ?
– Oui, enfin, c’est une façon de parler !
– Et votre, hum, semence, gelait, en paillettes ?
– Oui. À cause du froid vif.
– Et que devenaient ces paillettes ?
– Elles disparaissaient dans le néant, tout au fond du couloir.
– Comme votre descendance ?
– À moins d’un rappel, sur une corde double…
– Vous vous rappelez de quoi, au juste ?
– De pas grand-chose. Il était trop tard.
– …
– D’ailleurs, il y a une autre cascade, qui gèle sous le sommet nord. Des alpinistes s’y sont fait photographier. Seulement, il y a un hic.
– Hic ?
– Oui. La cascade coule sous les toilettes du téléphérique. Où les touristes vont se soulager. Alors, forcément…
 – Forcément ?
– Oui, forcément. La cascade a une couleur bizarre. Repoussante. Sans parler de l’odeur. Planter ses engins là-dedans, beurk !
– Des engins ?
– Mais oui ! Faut tout vous expliquer. C’est ainsi qu’on appelle les piolets. Un dans chaque main. On les plante dans la glace. Vous n’écoutez pas, quand je vous explique l’alpinisme ?
 – Pine-isme ?
– Hein ?!
– Non, rien. Et cette passerelle, cet “entre-deux”, à quoi vous fait-elle penser ?
– Ben, à la jonction entre deux tunnels…
– Des tunnels sombres ?
– Il faisait nuit. Mais il y avait des éclairages.
– Et vous étiez bloqué ?
– Forcément, le téléphérique était fermé. Condamné.
– À quoi vous sentiez-vous condamné ?
– À mourir de froid…
– Pourtant, vous avez survécu ?
– Ça oui. Sinon, je serais pas là pour vous le raconter, cette bonne blague !
– Ce n’était donc pas un rêve ?
– Non, pas du tout. J’ai vraiment pissé par-dessus la passerelle…
– Bien !”

Ce n’était pas un rêve, en effet.

Suite épisode 8.

Le Fil à plomb - épisode 6

Le Fil à plomb - épisode 6 - La dernière benne

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L’ultime passage en glace collée sur des dalles rocheuses nous a permis d’entrer dans le couloir final, nettement moins difficile. Il est joliment incurvé sur la droite, formant une élégante courbe en forme de virgule inversée. La neige qui le tapisse est blanche, d’un blanc éclatant. La lumière du soleil affleure, tout là-haut, et n’est pas loin de nous éclairer, redonnant au granite sa belle couleur orangée.

Désormais encordés rapprochés, la lente montée se poursuit, à un rythme somme toute soutenu, car nous ne nous arrêtons plus depuis que les longueurs difficiles sont dépassées. À un moment, il me semble que Gilbert oblique à droite, sortant du couloir pour couper à travers sa rive gauche et rallier plus rapidement l’arête sommitale. Ce point reste un mystère, à des années de distance. Quand on observe une photo de la voie, il semble en effet exister une écharpe orientée sur la droite. Mais mes souvenirs sont confus…

Je ne pense plus à l’heure. Accrochée par un mousqueton au baudrier, ma vieille montre étanche est couverte de givre, illisible. Cela ne m’empêche pas d’avoir la conscience aiguë de vivre des moments exceptionnels : il faut réunir tant de conditions pour que de telles ascensions soient possibles ! Condition physique, conditions de la montagne, météo, disponibilité du guide et du monchu… Je ne pense plus au temps. Je dirais même que je ne pense plus à rien. C’est rare ! C’est la raison pour laquelle je ne garde pratiquement aucun souvenir de ce couloir terminal. Parfois, sur la droite, j’aperçois au loin une benne du téléphérique, grosse comme une petite mouche, qui sort du sommet de l’aiguille du Midi, accrochée à son câble. Dieu qu’elle semble lointaine !



La voie totalise, d’après les topos, 700 mètres depuis la rimaye. Les photos déforment toujours la perspective, donnant faussement l’impression que la partie supérieure est courte. 200 m jusqu’au premier petit mur. L’équivalent de cinq longueurs au total ensuite, soit à peu près 250 m. Il devait donc en rester 300 tout de même, l’équivalent de la face nord de la tour Ronde ! Les topos évoquent un “entonnoir final” de 150 mètres, ce qui doit représenter la partie moins difficile, à partir du virage sur la droite. Tout cela demeure imprécis dans ma mémoire.

En haut sur l'arête…

L’arrivée au sommet du rognon du Plan est magnifique ! D’un coup, en quelques mètres, nous voilà baignés d’une lueur douce, légèrement orangée, tandis que nous foulons une épaisse couche de neige, vierge de tout passage. Sensation toujours intense quoique familière : l’horizon s’est soudain élargi, le panorama est à nouveau présent, rassurant, tout autour de nous. Fini ce mur devant le nez, finis les regards interrogateurs vers le haut.
— Tu as l’heure ? Gilbert m’arrache à mes rêveries.
Froid, altitude et fatigue m’ont rendu quelque peu indolent. Je dégage le givre qui recouvre le verre de montre.
— Trois heures et demie.

Gilbert apprécie en silence. En dépit de ma lenteur d’esprit, je tente de calculer, de me remémorer cette autre ascension dans le secteur, au col du Plan, il y a de cela douze années. Je crois me souvenir que nous avions mis une heure 45 minutes pour rejoindre l’Aiguille. Un rapide calcul suffit : 15h30 plus 1h45, cela fait 17h15 à l’Aiguille. À quelle heure descendra la dernière benne ? Dans la pratique, elle varie légèrement selon les jours, l’affluence, la météo…
– Écoute, c’est pas mal, mon collègue Thierry était sorti de nuit ici. Mais va plus falloir traîner…

Gilbert informe Annick par radio de notre sortie de la voie, et lui demande de se renseigner sur l’heure exacte de cette ultime benne. Mais un problème de réception nous empêchera d’obtenir la réponse. Ce sera donc le suspense.

Désormais, le compte à rebours est commencé.
Le décor a changé : le soleil a remplacé l’ombre, nous évoluons sur une arête étroite et non plus dans une face, la neige profonde a remplacé la glace dure. J’ouvre la marche, car nous devons descendre en direction du col du Plan avant de pouvoir remonter à l’aiguille du Midi. La qualité de la neige impose de nombreuses précautions. Chaque pas doit respecter un enchaînement précis de mouvements : enfoncer le pied franchement, stabiliser la posture, glisser légèrement en contrôlant le mouvement puis le stopper, recommencer inlassablement. Un rythme à prendre. Mine de rien, il nous faudra une vingtaine de minutes pour parvenir au col. Lorsque nous entamons la montée, il est presque 16 heures ! Inversion brutale du système : ces heures qui passaient sans coup férir, les voici qui deviennent des minutes, ou presque. Ces moments que je voulais longs, afin qu’ils aient le temps de s’imprimer dans ma mémoire, voilà qu’ils deviennent interminables. La montée semble de plus en plus raide, de plus en plus fatigante, tandis que l’aiguille du chrono s’affole. Le temps s’est envolé.

L'aiguille du Midi, vue depuis l'arête atteinte via le “Fil à Plomb”. Au centre, le sommet principal et l'arête qui conduit aux galeries souterraines. La station de téléphérique est située à droite, après la passerelle avec le sommet nord.

Là-haut, des bennes quittent la station à intervalles réguliers, ramenant les touristes dans la vallée. Elle semble si proche, cette station… Gilbert tente de me faire accélérer le pas, de régler mon tempo sur un métronome plus vif, mais j’atteins vite le régime maximum, la limite que je ne parviens pas à dépasser. Aussi part-il en éclaireur. Pourra-t-il arrêter la benne ?

Durant la toute dernière montée, je me rends compte que la peur ne donne aucunement des ailes, contrairement à l’adage. La perspective d’une nuit dans les galeries de l’aiguille du Midi me terrifie. Par moments, elle me pousse à effectuer trois ou quatre pas plus rapides. Pas plus. Je suis de plomb, comme ce fil ! Des souvenirs déjà anciens surgissent de ma mémoire. Des sensations de froid inédites, les dents qui claquent sans cesse des heures durant, des heures interminables. Non, ce n’était pas en montagne, mais dans des lieux habituellement chauds : les garrigues nîmoises ! “Mais accélère, nom de nom !” tenté-je de m’exhorter in petto.

L’arête finale, sculptée en gradins par les passage des candidats à la descente à skis de la Vallée blanche, semble presque verticale, déformée par la fatigue. Je m’accroche des deux mains aux cordes disposées de part et d’autre et me tire vers le haut. Et pourtant, je la connais cette arête, pour l’avoir descendue et remontée des dizaines de fois. Saleté ! Lorsque le sol devient enfin horizontal, je regarde l’heure, avec appréhension : 17h30. Une benne se prépare-t-elle à descendre ? Je cours dans les galeries…

Plus un bruit, à part l’écho de mes pas. Personne. Les lieux semblent vides, désertés. Je retrouve Gilbert, la radio en main. Il répond à ma muette interrogation :
— C’est fini depuis 5 heures. On l’a loupée !

Suite épisode 7.

Ci-dessous : une vue de la webcam de l'aiguille du Midi. Au premier plan, l'arête finale. Au centre, sous le soleil, les Grandes Jorasses. À gauche et en bas, l'arête provenant du Fil à plomb forme un S.

24 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 5

Le Fil à plomb - épisode 5 - Au pied du mur

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Après avoir escaladé une quinzaine de mètres, sans hésiter, Gilbert s’arrête : il va poser une broche à glace pour l’assurage. Il s’agit ni plus ni moins de visser dans la glace dure un objet mesurant un peu moins de vingt centimètres. Pour cela, il faut libérer une main. Accroché à un seul de ses piolets, je vois Gilbert qui commence à visser l’engin. Soudain, les pointes avant de son crampon droit ripent sur la glace dure. Il n’a pas un geste parasite. Aucun sursaut, aucun mouvement du bras. Il stabilise son pied quelques centimètres en dessous et plante derechef l’avant de la semelle. Puis il reprend son travail d’équipement. Mon cœur bat à tout rompre. Je m’aperçois que mes mains se sont crispées sur le descendeur qui assure sa progression. En pure perte d’ailleurs, puisque aucun point intermédiaire n’a été posé ! Cette fois, la broche est vissée, solidement arrimée dans la glace.

Gilbert disparaît de ma vue, au-dessus de l’auvent rocheux. Autre entorse aux instruments de mesure, il nous a encordés avec une corde simple longue de 55 mètres — et non avec la double 45 mètres dont j’ai l’habitude. De quoi distendre l’espace. À mes côtés arrive la cordée qui nous suivait pendant l’approche. Les grimpeurs observent la longueur puis renoncent. Ils m’indiquent qu’ils vont tenter de rejoindre la goulotte Lagarde, en contre-bas à droite – je doute que cela soit aisé. Me voilà seul, les mains toujours crispées sur la corde passée dans le “huit” d’assurage. Dieu que la glace semble raide ! L’esprit n’a pas besoin de beaucoup de temps pour divaguer : l’imagination défie le temps, comme dans ces rêves instantanés déclenchés par la sonnerie d’un réveille-matin, et dont on jurerait qu’ils ont duré une heure. J’ai hâte d’y aller. En même temps, je ne pense qu’à reculer l’échéance. Et je sais que, plus tard, je trouverai que “tout a été trop vite”.

La longueur me demandera, si je me souviens bien, une vingtaine de minutes. Mais que signifient vingt minutes lorsqu’on est pendu à ses piolets, les avant-bras raidis, les mains engourdies par le contact de la glace sous les gants, de la neige dans les yeux qu’il est malaisé de dégager ? Un instant, j’ai cru qu’il me serait impossible de faire le premier pas d’escalade. Je suis, au sens propre, “au pied du mur”. Les piolets s’ancrent difficilement. Le corps est légèrement rejeté en arrière par l’inclinaison, ce qui rend les mouvements plus fatigants. Puis le miracle se reproduit. Mètre par mètre, je m’élève sur cette coulée de glace mince. Intense, phénoménale concentration : surtout ne pas accepter d’ancrage médiocre, c’est trop pénible ensuite ; la glace sonne creux, car le rocher n’est pas loin, juste en dessous. Mais qu’est-ce que nous faisons ici ? Ne pas s’arrêter, rester régulier. Quand on ne pense qu’à une seule chose – monter – on perd toute notion du temps.

Régulière, attentive, la corde suit mes moindres mouvements de progression vers le haut. J’en aurais presque les larmes aux yeux de reconnaissance – mais elle gèleraient ! J’approche de la broche posée tout à l’heure par Gilbert. Je tente de planter énergiquement le piolet main gauche. “Bing !” Le son est étonnamment cristallin. Et c’est soudain comme si un génie malfaisant avait saisi vigoureusement mon bras pour le tirer en arrière de toutes ses forces. Je comprends que le rocher affleure sous la glace : inutile de frapper comme un “bourrin”, je ne risque pas d’entamer le granite ! Je réitère une tentative plus prudente, explorant la surface de la glace pour tenter de deviner une épaisseur plus favorable. Enfin, ça tient. Je peux dévisser la broche et l’accrocher au baudrier. Peu à peu, le rythme est pris, les réflexes jouent, les ancrages sont plus francs, plus sûrs, tandis que les pointes avant des crampons consentent à s’enfoncer de quelques millimètres dans cette glace si dure. Je n’ôte en tout et pour tout que deux broches dans la longueur, saluant au passage la grande sûreté de Gilbert. Le fait est qu’on a la sensation d’évoluer sur un mur vertical : le corps est rejeté en arrière, chaque mouvement d’ancrage exige de véritables efforts, les piolets paraissent plus lourds en raison de la pesanteur qui accroît l’effort nécessaire à leur ancrage…

Enfin, j’arrive au relais, où Gilbert m’adresse un simple regard qui suffit à échanger nos impressions : “Jolie longueur, technique, soutenue” semble-t-il dire. C’en est fini de la longueur-clé. Interminable ? Instantanée ? Je n’en sais toujours rien. Il me réclame le matériel d’un geste : trois dégaines, deux broche à glace. En même temps, il m’incite à boire et manger brièvement. Avec attention, il veille à ce que je ne m’épuise pas. C’est là que je constate que le breuvage de la gourde croque sous les dents, des paillettes de glace s’étant formées subrepticement.

“On va faire une autre grande longueur” annonce mon guide. Et le voilà qui disparaît derrière un angle de rocher. À nouveau, la corde, en simple, coulisse dans le descendeur tandis que je la tiens solidement des deux mains, en prenant garde à laisser juste ce qu’il faut de mou pour que le leader ne soit pas gêné par le tirage. J’essaye de ne penser à rien, mais l’imagination ne peut s’empêcher de fantasmer sur la difficulté de la longueur. Le rythme de défilement de la corde me rassure : il est assez rapide, c’est bon signe ! Enfin, c’est mon tour. S’il s’agit toujours de glace, l’inclinaison est moindre que la longueur précédente. En revanche, elle semble très longue : les 55 mètres de cordes ont cette fois été employés en totalité et j’ai la sensation que le relais s’éloigne au fur et à mesure que je m’élève. La vue s’est dégagée. Au-dessus, le terrain devient une pente de neige dure, assez raide, mais ce n’est plus une “cascade de glace”. Assez haut, dans le tiers supérieur de la longueur, un ultime mur gelé – de la glace qui coule sur une dalle rocheuse – représente la dernière difficulté. Le soleil commence à éclairer de biais les rochers sommitaux du Rognon, à notre gauche.

Après le “mur”, plusieurs ressauts de glace se succèdent, gravis “à corde tendue”…

Cette fois, je démarre quand je suis à bout de corde, conformément aux instructions reçues. Gilbert a disparu au-dessus de la dalle gelée et progresse assez rapidement. Je me précipite dans le couloir et atteins rapidement le petit mur. Après les difficultés du dessous, elle s’apparente presque à une récréation… Sauf que je dois être doublement prudent : nous grimpons en effet de concert et non chacun à son tour. Nous avons retrouvé une vieille habitude qui nous est chère : grimper, comme on dit, à “corde tendue”. Les deux membres de la cordée progressent ensemble, en faisant en sorte de laisser toujours la corde en tension. Une légère glissade peut être enrayée, Gilbert étant à la fois aux aguets et… costaud. Mais ce n’est pas la peine de tenter le diable ! Aussi, lorsque j’ai quitté le relais, j’étais conscient que j’allais grimper bien plus que d’une longueur de corde. Il n’est pas impossible que les deux longueurs suivantes aient dépassé les 80 mètres. Ce parti suppose qu’une réelle confiance unisse les deux alpinistes. Il ne faudrait pas, en effet, que je fasse une chute brutale. Comme au couloir Couturier, à l’aiguille Verte, quatre ans auparavant, je m’applique à doser chacun de mes mouvements, à ne prendre aucun risque, à être sûr des ancrages de mes piolets et à choisir soigneusement l’emplacement de mes pieds.

Mes vieux crampons à quatorze pointes, antiques pour l’époque (ils datent de 1977) font toujours merveille. N’avaient-ils pas été capables de se ficher dans la glace bleue de toutes ces cascades, ces dernières semaines ? Le loueur de piolets “à cascades” m’avait un peu charrié, la veille : “Mais vous faites comment pour grimper avec des trucs pareils ? Quel monchu ! Attendez, je vais vous les affûter, c’est pas Dieu possible !”, avait-il proposé, magnanime. Et les pointes avaient crépité d’étincelles sous la meule électrique. Nous louions en effet des piolets “techniques”, hésitant à en acquérir deux paires (une pour Sabine et une pour moi). À cette époque, je me contentais de piolets à manches droits, alors même que la mode était aux engins à manches recourbés, afin d’éviter de se cogner le poing quand on les ancre. En réalité, je préférais les manches droits, car ils sont plus instinctifs à manier. Je finirai par acquérir ces “Blackbird” et les conserverai jusqu’à aujourd’hui, les utilisant en 2009 pour un voyage nostalgique au Gervasutti de la tour Ronde, où j’ai mesuré combien le temps passe !

Suite épisode 6.

22 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 4

Le Fil à plomb - épisode 4 - Départ

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Il n’y a un 29 février que tous les quatre ans, lors des années bissextiles. Raison de plus pour se sentir “hors du temps”. J’ai un peu l’impression de voler quelque chose, d’enfreindre des règles. Quoi, moi, simple monchu, je me prépare à tenter un itinéraire difficile, et de surcroît en plein hiver, une saison que je croyais réservée, dans mon imaginaire, aux Bonatti, Desmaison ou Mazeaud ? Quoi, alors que je suis en “congé sabbatique”, je choisis d’entamer le viatique destiné à le financer en engageant un guide pour une “grande course” ? Le destin, déjà prolixe en avertissements ces dernières semaines, va-t-il condamner ma vanité et me punir ? Ces fantasmes me traversent, et de façon cruelle. Ils s’accompagnent même, fait encore plus étrange, d’une sorte de fatalisme : ou bien je réussis, avec Gilbert, ce défi, ou bien je disparais à tout jamais, sur le Mont-Blanc au lieu du mont Saint-Odile, et cela signifiera que ma vie n’a de toute façon aucune issue, professionnellement parlant, au point que le destin aura choisi d’y mettre un terme…

Une fois habillé et prêt pour le départ, fort heureusement, toutes ces pensées sont dissoutes. L’action tend à gommer les fantasmes, et c’est une chance ! Mieux vaut se concentrer. Dès 7h30, Gilbert et moi sommes à la gare du téléphérique. Je prends les billets. Deux allers-retours dont “un guide”, comme c’est l’usage (les guides bénéficient d’un tarif réduit). Pendant que je tape le code de ma carte bancaire, Gilbert est allé voir je ne sais qui. Quand il revient, il m’apprend qu’il a essayé de négocier une montée anticipée dans la benne dite “des ouvriers”, qui part avant la première benne commerciale pour que les employés puissent s’installer à leurs postes dans les stations supérieures. Peine perdue, il n’a pas eu gain de cause. Sur le moment, je n’ai pas compris que les malheureuses vingt minutes que l’on aurait pu ainsi gagner auraient changé le cours de cette ascension…

Lorsque nous commençons la marche d’approche, à la sortie de la station du Plan de l’Aiguille, il est très exactement 8h20. J’ai accroché à mon baudrier d’encordement une vieille montre étanche, plus facile à consulter qu’une montre-bracelet. Ne possédant pas d’équipement d’alpinisme hivernal, je suis vêtu d’une combinaison de ski de couleur orange vif, qui sera certainement aisée à repérer quand nous serons engagés dans la face. Pour ne pas avoir froid, j’ai enfilé un collant en supplément, un tee-shirt, recouvert d’un sweat-shirt, puis d’un épais pull en laine. Malgré toutes ces couches superposées, je n’ai pas trop chaud en montant à une allure respectable en direction de la rimaye. C’est dire s’il fait froid ! Quand je sortirai la gourde de mon sac, pendant l’ascension, je constaterai que malgré le mélange énergisant sucré que j’ai ajouté, et malgré la protection relative du sac, des paillettes de glace, genre sorbet mal préparé, se sont mélangées au liquide. D’après Gilbert, la température dans ce versant totalement à l’abri du soleil devait être ce jour-là de -15° en dessous de zéro.

Gilbert “châle” à toute allure dans l’approche. Privilégié, je n’ai qu’à placer mes semelles dans ses traces. Nous dépassons le secteur du Peigne, si familier en été, figé dans le gel hivernal, comme “fermé pour cause de froid”. Tout semble immobile, sauf la cordée qui nous précède, que nous finissons par dépasser. Plus tard, en observant la face depuis la vallée, je me rendrai compte que l’attaque du “fil à plomb” se situe assez haut dans la face. D’où l’importance d’aller le plus vite possible au pied, afin de gravir l’itinéraire dans cette courte journée d’hiver. Distorsion de l’espace-temps ? Nous mettrons deux heures de la station de téléphérique jusqu’à la rimaye. 10h20. Tandis que nous nous équipons pour les difficultés, je fais la soustraction dans ma tête : il ne nous reste qu’un peu plus de six heures… Dieu que ces cent-vingt minutes sont passées à toute allure ! Concentré, j’ai à peine eu le temps de m’en rendre compte. Et, d’ailleurs, la concentration va être encore plus indispensable dans les heures qui suivent. Désormais, nous ne marcherons plus sur deux pattes, mais sur quatre. Finis les bipèdes : nous voici devenus des quadrupèdes. Au-dessus de la rimaye, qui marque la frontière entre le glacier et la paroi, l’inclinaison exige de progresser en plantant non seulement ses pieds, mais aussi les piolets que nous tenons dans chaque main. Alors, forcément, la progression se ralentit !

Et c’est parti pour de nombreuses heures et plusieurs centaines de mètres. Alors que la goulotte du couloir Lagarde commence à peine à se deviner au fond du couloir encaissé situé à gauche de l’éperon rocheux, nous prenons la tangente. Un couloir secondaire s’ouvre à notre gauche. Gilbert file à corde tendue. Une ressaut mixte se présente. Il le franchit à toute allure. Bientôt, je suis au pied du passage. La couche de neige facilite le franchissement du passage puis… ça se complique. Il faut traverser une dalle de rocher avare en prises, latéralement, sans point d’assurage particulier. Je jette un regard au-dessus : Gibert est déjà loin, en bout de corde. Me lancer sur les pointes avant des crampons dans cette traversée est loin de me réjouir. La tension de la corde m’invite à ne pas tergiverser. C’est parti ! Il ne faudrait pas qu’une pointe ne ripe… Quelques pas, une petite décharge d’adrénaline et je retrouve la neige, beaucoup plus sécurisante. Ça commence en fanfare !


La longueur-clé est pile au-dessus de nous, à moitié cachée par un auvent de rocher noirâtre. Brr ! Vue du dessous, elle paraît verticale. Le passage a donné son nom à la voie, même si un vrai fil à plomb, tendu depuis le relais supérieur, toucherait la glace : l’inclinaison donnée par les topos est de 85 degrés, soit un peu moins que la verticale. La cascade de glace s’est formée en coulant sur une dalle de granite brun foncé.

Suite épisode 5.

Le Fil à plomb - épisode 3

Le Fil à plomb - épisode 3 - 28 février

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Le 28 février au soir… Un appel téléphonique laconique d’Annick, la compagne de Gilbert : “Tu es bien libre demain ? Car Gilbert a un projet pour toi. Quelque chose de très beau, tu verras…” Elle ne m’en dit plus. J’apprends le nom du “projet” le soir, autour d’un apéritif. Il se nomme le “Fil à plomb” et se situe au Rognon du Plan, à proximité de l’aiguille du Midi. C’est, selon Gilbert, l’occasion de mettre en pratique en haute montagne ce que je viens d’apprendre dans la Vallée : l’ascension des cascades de glace. Il s’agit, précise-t-il, d’une voie relativement récente, ouverte dans les années quatre-vingt. Baptisée “le Fil à plomb”, en raison semble-t-il de sa relative verticalité, cette voie se situe aux confins de la face nord-ouest de l’aiguille du Midi, tout au bout de sa longue arête orientée vers l’est. Ledit fil à plomb consiste à remonter une série de cascades se formant à gauche de l’aplomb du col du Plan. Haut de 700 m, il s’atteint depuis la gare intermédiaire du téléphérique de l’aiguille du Midi, le Plan de l’aiguille (2300 m). Une fois l’arête sommitale atteinte, il faut encore rallier la station supérieure du téléphérique, à l’aiguille du Midi, pour l’emprunter et rentrer se mettre au chaud, soit un final d’un peu moins de deux heures pour près de 300 mètres de montée, sur une distance assez importante.

Pour essayer d’apprivoiser mes angoisses de second de cordée, j’ai l’habitude de me documenter. On pourra penser que de connaître la description détaillée d’un itinéraire avant de s’y engager n’est pas forcément le meilleur moyen de se rassurer ! Je suis ainsi. Mais là, pas de chance !, je ne dispose d’aucune description du “Fil à plomb”. Gilbert, bien sûr, a collecté toutes les informations nécessaires auprès de ses collègues, mais, selon son habitude, ne m’en a pratiquement rien dit, si ce n’est qu’il y aurait des passages de glace raides dans lesquels mon entraînement récent serait très utile. Tout de même ! 700 m, c’est haut ! Je me demande combien d’heures seront nécessaires pour en venir à bout. Surtout que l’approche représente déjà 600 m de dénivelée et qu’il ne faut pas oublier de compter le final sur l’arête. 1500 m au total ! Pas question de lambiner : nous n’allons pas transporter dans nos sacs à dos un matériel de bivouac. Il faudra passer dans la journée. Une journée très courte, comme c’est le cas en hiver. La première benne pour le Plan part de Chamonix à 8 heures. La dernière benne descend du sommet à 17 heures. C’est donc d’exactement neuf heures dont nous disposerons, sous déduction du temps nécessaire pour monter en benne jusqu’au Plan. Disons que 8 heures et demie serait l’horaire maximum envisageable. Je me rends soudain compte que l’expression consacrée “course en montagne”, à laquelle je n’avais jamais associé une connotation d’urgence, va prendre demain tout son sens. Car il faut le savoir : pour les alpinistes, le mot “course” n’a pas comme sens premier la rapidité ou une quelconque poursuite, contrairement à ce que son sens habituel laisse supposer. Il désigne tout simplement une excursion en montagne, approche, montée, descente et retour. S’il vaut mieux, en général, ne pas traîner en route – évolution météo, ramollissement de la neige – ce n’est pas pour autant une “course contre la montre”. Sauf certains jours, comme ce 29 février…

Plus tard dans la soirée, je n’en mène pas large. Je tourne et retourne dans ma tête le projet. Est-ce bien raisonnable ? J’en doute. Autant ces jolies cascades, dont on descend en quelques dizaines de minutes, souvent par des sentiers de randonnée, m’ont paru agréables, autant se lancer dans la face nord de l’aiguille du Midi m’apparaît redoutable. Pourtant, la perspective de réussir une entreprise de cette envergure me séduit. C’est l’essence même de cette activité que l’on nomme “alpinisme”. Je ne m’étendrai pas sur l’analyse psychologique des alpinistes. Disons seulement que retourner à l’aiguille du Midi me tente fort. J’ai toujours été partisan de gravir plusieurs fois un sommet. Comme si l’on rendait visite à un ami. La tour Ronde en est un exemple parmi d’autres.

Dans la face nord de l’aiguille du Midi, j’avais gravi l’éperon Frendo, légèrement à gauche de l’axe des câbles du téléphérique, en 1980. La même année, Gilbert m’avait convaincu de remonter les pentes escarpées du col du Plan, 100 m à droite de ce Fil à plomb. Plus tard, à la fin de cette année 1992, nous remonterons une autre voie, pile sous les câbles du téléphérique cette fois, la voie Mallory. Elle porte le nom du célèbre alpiniste britannique disparu à l’Everest en 1924, car il l’ouvrit en 1919 en compagnie de Porter. Moins difficile que le Frendo, l’itinéraire est cependant très élégant et direct, presque exclusivement glaciaire – du moins un 28 décembre.

En attendant, je me demande à quelle sauce je vais être “mangé”. Une sauce glacée, en tout cas, car la température est de saison. Hivernale.

Suite épisode 4.

Le Fil à plomb - épisode 2

Le Fil à plomb - épisode 2 - “Jean-Luc”

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Quelques mois auparavant, le jour de l’anniversaire de mes 34 ans, le 14 novembre 1991, je venais de prendre une décision audacieuse : quitter le giron d’une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations pour entreprendre une reconversion professionnelle dans l’informatique. J’avais négocié ce qu’on appelle un congé sabbatique : au terme d’une année, je pourrais être réembauché dans cette entreprise si ma nouvelle profession ne se révélait pas viable. Il y avait là une incontestable prise de risque, qui n’avait pas manqué de me plonger dans des angoisses et interrogations multiples. Ma compagne, Sabine, appuyait cependant ma démarche. Nous résidions encore à Grenoble, où je venais de passer deux ans à exercer le difficile métier de maître d’ouvrage délégué (en gros, une sorte de promoteur immobilier faisant construire des logements pour le compte de propriétaires dits “sociaux”, comme les sociétés d’HLM).

Mais cette année 1992 avait commencé d’étrange et dramatique façon. Le 8 janvier, un terrible choc m’avait secoué, quand j’avais appris que l’un de mes plus chers copains d’enfance, que j’avais vu à l’automne, venait de mourir subitement d’un arrêt cardiaque à seulement 34 ans. Le même âge que moi ; le même prénom aussi : Jean-Luc. En regardant le cercueil descendre dans la tombe, ma douleur avait été renforcée d’une désagréable sensation : lire la plaque dorée gravée du même prénom que le mien, ainsi que de la même année de naissance. “Jean-Luc Sautier – 1957-1992”.

L’amitié avec Jean-Luc trouvait son origine deux générations en arrière, dans les années 1920. Nos deux grands-pères maternels s’étaient rencontrés en 1922 en Allemagne, lors de leur service militaire, et étaient devenus d’inséparables amis. Les deux André, Odemard (1) et Champion (ils portaient eux aussi les mêmes prénoms) avaient épousé tous les deux des Madeleine, et avaient eu des filles prénommées Denise, dont ma propre mère (dont le prénom s’écrivait avec un Y). La sœur de “l’autre” Denise, Thérèse, avait mis au monde Jean-Luc en juillet 1957, tandis que j’étais né quelques mois plus tard, en novembre.

Nous avions partagé nombre de passions d’enfance puis d’adolescence, en particulier la pratique de la guitare. Jean-Luc était devenu artiste peintre et, à l’automne 1991, les signes avant-coureur d’un succès croissant s’étaient manifestés. Il n’aurait malheureusement pas le temps de le concrétiser… La perte soudaine de cet ami si cher m’avait bouleversé. De là à fantasmer de disparaître à mon tour, il n’y avait qu’un pas, que le destin tenta de me faire franchir quelques semaines plus tard.

L’un de mes tout premiers contrats de conseil en informatique consistait à animer un stage de formation à un logiciel dont j’avais été l’artisan durant mon début de carrière à la Caisse des Dépôts. Un consultant expérimenté avait accepté de me prendre comme vacataire à cette occasion, me mettant le pied à l’étrier. Le client était un bailleur social de Strasbourg. Les frais de déplacement étant compris dans le budget de la prestation, j’avais prévu de réserver un avion et une chambre d’hôtel afin de pouvoir commencer le stage dès 9 heures le lendemain matin, le mardi 21 janvier. Résidant à Grenoble, la meilleure solution consistait à aller prendre un avion à l’aéroport de Lyon-Satolas. Un seul vol effectuait la liaison entre les deux villes : il décollait en fin d’après-midi.

Alors que je me préparais à réserver une place sur ce vol, un coup de téléphone m’apprit que l’un des participants étant indisponible, le stage était reporté d’une semaine exactement. Je réservai donc le vol du lundi 27 janvier.

Quelques jours plus tard, le lundi 20 janvier 1992, à 19h20 très exactement, l’Airbus A320 que j’avais prévu initialement d’emprunter s’écrasait sur le mont Sainte-Odile, en Alsace. Sur les quatre-vingt-dix personnes qu’il transportait, seules huit devaient survivre… On comprendra que j’aie remercié chaleureusement le stagiaire qui avait demandé le report de la réunion ! Ces deux événements, de natures certes très différentes, m’avaient passablement secoué. Le destin voulait-il me signifier que ma décision de changement de profession était une bonne décision, ou bien voulait-il me souffler que je venais de commettre une épouvantable erreur ? Difficile à dire !

(1) André Odemard, qui allait devenir la raison sociale des éditions AO.

Suite à l'épisode 3.

Le Fil à plomb - épisode 1

Le Fil à plomb - épisode 1 - 29 février 1992, 17 heures

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Nous sommes le 29 février 1992, en plein hiver donc. Il est presque 17 heures. Déjà, la lumière faiblit. La neige prend une teinte blanc cassé, et la température est redescendue largement en dessous de zéro. Que fais-je là, seul, en train de mettre laborieusement un pied devant l’autre ? À ces pieds, que je regarde avec une attention quasi exclusive, des crampons, ces semelles garnies de pointes permettant de progresser sur de la neige dure ou de la glace.

Quelle solitude ! Je suis absolument seul sur le fil de l’arête qui marque le faîte de la “toiture” de la “cathédrale du Midi”. Les deux sommets, pourtant proches, me paraissent inaccessibles. Relevant brièvement la tête, j’aperçois une benne du téléphérique qui sort de la station supérieure et entame la descente vers la vallée. Et je suis presque certain que c’est la “dernière benne”. Entendez par là qu’après ce départ, l’installation sera fermée jusqu’au lendemain matin, et que je me retrouverai coincé à 3800 m d’altitude, en plein hiver…

Qu’allais-je faire dans cette galère ? Pourquoi suis-je aussi en retard ? Voilà les pensées qui me traversent l’esprit tandis que je remonte, le souffle court, la raide arête, rendue pénible par la présence d’immenses marches d’escalier sculptées par les nombreux passages de skieurs, hautes parfois de plusieurs dizaines de centimètres. Une main courante (corde fixe), à laquelle je me hâle péniblement, facilite la montée sans cependant l’accélérer.

En réalité, je ne suis pas seul. Enfin, je ne l’étais pas jusqu’à présent : Gilbert Pareau, guide de haute montagne, m’a carrément “abandonné” il y a une demi-heure, partant devant, accélérant l’allure. Qu’est-ce qui a bien pu l’inciter à me laisser ainsi progresser seul ? C’est tout simple : tenter de convaincre les employés du téléphérique de retarder le départ de la dernière benne afin que nous puissions regagner Chamonix. Il sait très bien que je suis tout à fait capable de remonter ces derniers mètres en sécurité, compte tenu de ce que nous venons de gravir depuis le matin et de mon expérience déjà longue de « monchu ».

« Monchu » est un terme de patois savoyard. Le mot signifie « Monsieur ». C’est ainsi que les guides appelaient leurs clients au XIXe siècle. Depuis, le mot est devenu un sobriquet, et désigne aussi bien un alpiniste maladroit que les clients des guides, non sans une petite ironie ! L’auteur de ces lignes est un monchu… et l’assume. Que ce soit physiquement ou psychologiquement, je n’ai jamais eu l’assurance – le terme veut tout dire – ni la technique, ni encore un sens de la montagne suffisants pour envisager de réaliser des courses en tête de cordée (à part de rares exceptions et quelques parcours en « cordée volante », terme consacré pour indiquer qu’une cordée suit celle d’un guide, qui se charge de la course et peut lui porter assistance en cas de besoin). Ma course la plus difficile en complète autonomie fut la petite aiguille Verte par sa face nord, c’est pour dire ! En revanche, en tant que monchu, j’en ai réussi des courses, pour l’écrasante majorité avec Gilbert (environ 200 sur un total d’un peu moins de 250)…

En attendant, ce 29 février, alors que la nuit va tomber dans une heure, je suis encore à m’escrimer à avancer, comme lesté d’un poids virtuel, incapable d’accélérer, angoissé à l’idée de ne pas arriver à temps. Cette cent quatre-vingt troisième course avec guide, la cent cinquante troisième avec Gilbert, allait-elle se terminer dans de mauvaises conditions ?

Suite à l'épisode 2.

L'ascension du “Fil à plomb”, en février 1992

Les éditions AO mettent en ligne un récit d'alpinisme signé de Jean-Luc Tafforeau (qui est aussi le gérant de la maison d'édition, et abandonne donc sans problème ses droits d'auteur ;-).
Ce récit relate l'ascension d'un itinéraire de glace, la voie “Le Fil à plomb”, située aux confins de l'aiguille du Midi dans le massif du Mont-Blanc. C'était un 29 février de l'année 1992, bissextile… tout comme cette année 2020.

Vous pouvez le lire par chapitres successifs, dont le sommaire figure ci-dessous :

• Le récit proprement dit démarre ici, par l'épisode 1 : 29 février 1992, 17 heures
Épisode 2 : “Jean-Luc”
Épisode 3 : 28 février
Épisode 4 : Départ
Épisode 5 : Au pied du mur
Épisode 6 : La dernière benne
Épisode 7 : Pisser depuis la passerelle
Épisode 8 : Bloqués au sommet
Épisode 9 : La boucle est bouclée


La face nord de l'aiguille du Midi, en été. L'itinéraire du Fil à plomb passe tout à gauche, commençant à la deuxième flèche, la longueur clé est à la troisième, la sortie sur l'arête à la quatrième, arête qu'il faut remonter vers le sommet, à droite. La face mesure 1200 mètres de haut, soit quatre Tour Eiffel (cliquez sur l'image pour zoomer).

Bonne lecture, chers toutes et tous, que ce récit vous transporte loin des affres de ce mois de mars 2020 !

ANNEXES : Documentation & précisions

La description de l'itinéraire et des comptes rendus d'ascensions figurent sur le site Camp-to-Camp à cette adresse : https://www.camptocamp.org/routes/54779/fr/rognon-du-plan-le-fil-a-plomb

Si vous souhaitez vous rendre compte de l'ambiance de l'ascension, vous pouvez regarder les vidéos publiées par l'excellente chaîne d'alpinisme TVMountain :

• L'une datant de mars 2012 : https://youtu.be/dAvxrnjw8Pc
• L'autre datant d'avril 2008 : https://youtu.be/ylqS065Tan4

Pour la petite histoire, j'avais envisagé de publier ce récit dans la collection “Une journée particulière” des éditions AO, lancée en 2009-2010, avant de préférer donner la priorité aux autrices et auteurs que je commençais à éditer. Pour le titre, j'avais songé à “De fil en Aiguille”, me référant au “fil” à plomb et à “l'aiguille” du Midi. Il deviendra ma suggestion à Jean-Claude Charlet au moment de publier son premier livre d'alpinisme, “De Fils en Aiguilles”, le mot “fils” faisant référence cette fois à son statut de “fils de…” Armand Charlet.

Jean-Luc Tafforeau, 22 mars 2020