Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html
Allons-nous claquer des dents pendant quatorze longues heures, en attendant la benne du lendemain, 8 heures ? Les fantasmes vont bon train : Dieu que le temps serait étiré, les heures interminables ! Dix minutes que je suis immobile et je me sens déjà gelé : l’immobilité refroidit à toute allure le corps jusque-là réchauffé par l’effort de la marche. Le compte à rebours est achevé : la fusée-téléphérique a fait long feu. Je prends pied sur la passerelle qui relie les deux sommets de l’Aiguille. Magnifique panorama. La perspective d’une nuit glaciale en ces lieux dépose comme un voile diabolique sur le décor.
Gilbert est arrivé là-haut à 17h20 très exactement. Vingt minutes après le départ de la dernière benne. Vingt minutes ? Voici que se retrouvent les vingt minutes que nous devions gagner en empruntant la benne des employés. Arithmétiques et implacables, elles manquent cruellement à l’appel. Certes, nous aurons mis pile neuf heures pour notre ascension, ce qui est loin d’être un mauvais horaire. Mais il aurait fallu faire mieux. C’est trop bête ! Dans une heure tout au plus, il fera nuit. Nous voilà bel et bien prisonniers de la haute montagne, sans matériel de bivouac ni autre abri que les glaciales galeries creusées dans le granite des deux sommets de l’Aiguille. Or, la température va descendre jusqu’à moins 15 ou moins 20 degrés en dessous de zéro. Il est bien entendu hors de question de rester sur place.
Alors, que faire ?
Le processus est connu : tandis que la vessie se vide, un bruit caractéristique se fait entendre, abondamment exploité par les gagmen du cinéma. On se souvient de cette scène du film Les Bronzés font du ski, dans laquelle Gérard Jugnot urine consciencieusement sur la porte d’une voiture afin de dégeler la serrure bloquée par le gel, avant de s’apercevoir que ce n’est pas la sienne. Les bruiteurs s’en étaient donné à cœur joie, inventant des sons proches d’un roulement de tambour !
Je m’apprête à répéter la scène, dans un tout autre environnement. Je me trouve en effet sur la passerelle métallique reliant les deux galeries de l’aiguille du Midi. Cet endroit regorge habituellement de touristes. Mais là, je suis absolument seul, ce qui pourrait s’expliquer par la nuit, tombée depuis quelques heures. Un projecteur halogène jette une lueur crue, irréelle, sur l’endroit. Le froid est vif, presque polaire. Aucun touriste ne risquant de me déranger, je ne fais pas de façons. M’approchant du côté ouest, je soulage rapidement l’envie pressante. Curieusement, pendant de longues secondes, je n’entends rien. Alors que j’en ai presque terminé, un léger bruit, quelques “tic, tic !”, se fait entendre des profondeurs du précipice (il doit représenter une cinquantaine de mètres). L’urine vient seulement d’atteindre la glace du couloir en dessous ! Si je m’appelais Livanos, et si j’avais son talent d’humoriste, je me serais lancé dans des considérations sur la température ambiante – polaire, ai-je dit – si basse que l’urine aurait trouvé le temps de geler durant son long trajet dans le vide, expliquant que le bruit, aussi ténu soit-il, me soit parvenu : des paillettes de pisse, façon sorbet, auraient heurté le rocher et la glace en rebondissant telle une poignée d’aiguilles à coudre que l’on aurait jetées par mégarde par-dessus la rambarde…
La passerelle entre les deux sommets de l'aiguille du Midi, en été
Parodie de séance psychanalytique
“Donc, vous avez rêvé que vous uriniez dans un couloir sombre et profond
– Oui, après le Fil à plomb…
– Quelque chose de gelé, donc : dur, et… vertical ?
– Qu’entendez-vous par là ?
– C’est à vous de me le dire !
– Je viens de me tuer à vous expliquer une ascension en montagne.
– Tuer ?
– Oui, enfin, c’est une façon de parler !
– Et votre, hum, semence, gelait, en paillettes ?
– Oui. À cause du froid vif.
– Et que devenaient ces paillettes ?
– Elles disparaissaient dans le néant, tout au fond du couloir.
– Comme votre descendance ?
– À moins d’un rappel, sur une corde double…
– Vous vous rappelez de quoi, au juste ?
– De pas grand-chose. Il était trop tard.
– …
– D’ailleurs, il y a une autre cascade, qui gèle sous le sommet nord. Des alpinistes s’y sont fait photographier. Seulement, il y a un hic.
– Hic ?
– Oui. La cascade coule sous les toilettes du téléphérique. Où les touristes vont se soulager. Alors, forcément…
– Forcément ?
– Oui, forcément. La cascade a une couleur bizarre. Repoussante. Sans parler de l’odeur. Planter ses engins là-dedans, beurk !
– Des engins ?
– Mais oui ! Faut tout vous expliquer. C’est ainsi qu’on appelle les piolets. Un dans chaque main. On les plante dans la glace. Vous n’écoutez pas, quand je vous explique l’alpinisme ?
– Pine-isme ?
– Hein ?!
– Non, rien. Et cette passerelle, cet “entre-deux”, à quoi vous fait-elle penser ?
– Ben, à la jonction entre deux tunnels…
– Des tunnels sombres ?
– Il faisait nuit. Mais il y avait des éclairages.
– Et vous étiez bloqué ?
– Forcément, le téléphérique était fermé. Condamné.
– À quoi vous sentiez-vous condamné ?
– À mourir de froid…
– Pourtant, vous avez survécu ?
– Ça oui. Sinon, je serais pas là pour vous le raconter, cette bonne blague !
– Ce n’était donc pas un rêve ?
– Non, pas du tout. J’ai vraiment pissé par-dessus la passerelle…
– Bien !”
Ce n’était pas un rêve, en effet.
Suite épisode 8.