Le Fil à plomb - épisode 4 - Départ
Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html
Il n’y a un 29 février que tous les quatre ans, lors des années bissextiles. Raison de plus pour se sentir “hors du temps”. J’ai un peu l’impression de voler quelque chose, d’enfreindre des règles. Quoi, moi, simple monchu, je me prépare à tenter un itinéraire difficile, et de surcroît en plein hiver, une saison que je croyais réservée, dans mon imaginaire, aux Bonatti, Desmaison ou Mazeaud ? Quoi, alors que je suis en “congé sabbatique”, je choisis d’entamer le viatique destiné à le financer en engageant un guide pour une “grande course” ? Le destin, déjà prolixe en avertissements ces dernières semaines, va-t-il condamner ma vanité et me punir ? Ces fantasmes me traversent, et de façon cruelle. Ils s’accompagnent même, fait encore plus étrange, d’une sorte de fatalisme : ou bien je réussis, avec Gilbert, ce défi, ou bien je disparais à tout jamais, sur le Mont-Blanc au lieu du mont Saint-Odile, et cela signifiera que ma vie n’a de toute façon aucune issue, professionnellement parlant, au point que le destin aura choisi d’y mettre un terme…
Une fois habillé et prêt pour le départ, fort heureusement, toutes ces pensées sont dissoutes. L’action tend à gommer les fantasmes, et c’est une chance ! Mieux vaut se concentrer.
Dès 7h30, Gilbert et moi sommes à la gare du téléphérique. Je prends les billets. Deux allers-retours dont “un guide”, comme c’est l’usage (les guides bénéficient d’un tarif réduit). Pendant que je tape le code de ma carte bancaire, Gilbert est allé voir je ne sais qui. Quand il revient, il m’apprend qu’il a essayé de négocier une montée anticipée dans la benne dite “des ouvriers”, qui part avant la première benne commerciale pour que les employés puissent s’installer à leurs postes dans les stations supérieures. Peine perdue, il n’a pas eu gain de cause. Sur le moment, je n’ai pas compris que les malheureuses vingt minutes que l’on aurait pu ainsi gagner auraient changé le cours de cette ascension…
Lorsque nous commençons la marche d’approche, à la sortie de la station du Plan de l’Aiguille, il est très exactement 8h20. J’ai accroché à mon baudrier d’encordement une vieille montre étanche, plus facile à consulter qu’une montre-bracelet. Ne possédant pas d’équipement d’alpinisme hivernal, je suis vêtu d’une combinaison de ski de couleur orange vif, qui sera certainement aisée à repérer quand nous serons engagés dans la face. Pour ne pas avoir froid, j’ai enfilé un collant en supplément, un tee-shirt, recouvert d’un sweat-shirt, puis d’un épais pull en laine. Malgré toutes ces couches superposées, je n’ai pas trop chaud en montant à une allure respectable en direction de la rimaye. C’est dire s’il fait froid ! Quand je sortirai la gourde de mon sac, pendant l’ascension, je constaterai que malgré le mélange énergisant sucré que j’ai ajouté, et malgré la protection relative du sac, des paillettes de glace, genre sorbet mal préparé, se sont mélangées au liquide. D’après Gilbert, la température dans ce versant totalement à l’abri du soleil devait être ce jour-là de -15° en dessous de zéro.
Gilbert “châle” à toute allure dans l’approche. Privilégié, je n’ai qu’à placer mes semelles dans ses traces. Nous dépassons le secteur du Peigne, si familier en été, figé dans le gel hivernal, comme “fermé pour cause de froid”. Tout semble immobile, sauf la cordée qui nous précède, que nous finissons par dépasser. Plus tard, en observant la face depuis la vallée, je me rendrai compte que l’attaque du “fil à plomb” se situe assez haut dans la face. D’où l’importance d’aller le plus vite possible au pied, afin de gravir l’itinéraire dans cette courte journée d’hiver. Distorsion de l’espace-temps ? Nous mettrons deux heures de la station de téléphérique jusqu’à la rimaye.
10h20. Tandis que nous nous équipons pour les difficultés, je fais la soustraction dans ma tête : il ne nous reste qu’un peu plus de six heures… Dieu que ces cent-vingt minutes sont passées à toute allure ! Concentré, j’ai à peine eu le temps de m’en rendre compte. Et, d’ailleurs, la concentration va être encore plus indispensable dans les heures qui suivent.
Désormais, nous ne marcherons plus sur deux pattes, mais sur quatre. Finis les bipèdes : nous voici devenus des quadrupèdes. Au-dessus de la rimaye, qui marque la frontière entre le glacier et la paroi, l’inclinaison exige de progresser en plantant non seulement ses pieds, mais aussi les piolets que nous tenons dans chaque main. Alors, forcément, la progression se ralentit !
Et c’est parti pour de nombreuses heures et plusieurs centaines de mètres.
Alors que la goulotte du couloir Lagarde commence à peine à se deviner au fond du couloir encaissé situé à gauche de l’éperon rocheux, nous prenons la tangente. Un couloir secondaire s’ouvre à notre gauche. Gilbert file à corde tendue. Une ressaut mixte se présente. Il le franchit à toute allure. Bientôt, je suis au pied du passage. La couche de neige facilite le franchissement du passage puis… ça se complique. Il faut traverser une dalle de rocher avare en prises, latéralement, sans point d’assurage particulier. Je jette un regard au-dessus : Gibert est déjà loin, en bout de corde. Me lancer sur les pointes avant des crampons dans cette traversée est loin de me réjouir. La tension de la corde m’invite à ne pas tergiverser. C’est parti ! Il ne faudrait pas qu’une pointe ne ripe… Quelques pas, une petite décharge d’adrénaline et je retrouve la neige, beaucoup plus sécurisante. Ça commence en fanfare !
La longueur-clé est pile au-dessus de nous, à moitié cachée par un auvent de rocher noirâtre. Brr ! Vue du dessous, elle paraît verticale. Le passage a donné son nom à la voie, même si un vrai fil à plomb, tendu depuis le relais supérieur, toucherait la glace : l’inclinaison donnée par les topos est de 85 degrés, soit un peu moins que la verticale. La cascade de glace s’est formée en coulant sur une dalle de granite brun foncé.
Suite épisode 5.