Le Fil à plomb - épisode 1 - 29 février 1992, 17 heures
Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html
Nous sommes le 29 février 1992, en plein hiver donc. Il est presque 17 heures. Déjà, la lumière faiblit. La neige prend une teinte blanc cassé, et la température est redescendue largement en dessous de zéro. Que fais-je là, seul, en train de mettre laborieusement un pied devant l’autre ? À ces pieds, que je regarde avec une attention quasi exclusive, des crampons, ces semelles garnies de pointes permettant de progresser sur de la neige dure ou de la glace.
Quelle solitude ! Je suis absolument seul sur le fil de l’arête qui marque le faîte de la “toiture” de la “cathédrale du Midi”. Les deux sommets, pourtant proches, me paraissent inaccessibles. Relevant brièvement la tête, j’aperçois une benne du téléphérique qui sort de la station supérieure et entame la descente vers la vallée. Et je suis presque certain que c’est la “dernière benne”. Entendez par là qu’après ce départ, l’installation sera fermée jusqu’au lendemain matin, et que je me retrouverai coincé à 3800 m d’altitude, en plein hiver…
Qu’allais-je faire dans cette galère ? Pourquoi suis-je aussi en retard ? Voilà les pensées qui me traversent l’esprit tandis que je remonte, le souffle court, la raide arête, rendue pénible par la présence d’immenses marches d’escalier sculptées par les nombreux passages de skieurs, hautes parfois de plusieurs dizaines de centimètres. Une main courante (corde fixe), à laquelle je me hâle péniblement, facilite la montée sans cependant l’accélérer.
En réalité, je ne suis pas seul. Enfin, je ne l’étais pas jusqu’à présent : Gilbert Pareau, guide de haute montagne, m’a carrément “abandonné” il y a une demi-heure, partant devant, accélérant l’allure. Qu’est-ce qui a bien pu l’inciter à me laisser ainsi progresser seul ? C’est tout simple : tenter de convaincre les employés du téléphérique de retarder le départ de la dernière benne afin que nous puissions regagner Chamonix. Il sait très bien que je suis tout à fait capable de remonter ces derniers mètres en sécurité, compte tenu de ce que nous venons de gravir depuis le matin et de mon expérience déjà longue de « monchu ».
« Monchu » est un terme de patois savoyard. Le mot signifie « Monsieur ». C’est ainsi que les guides appelaient leurs clients au XIXe siècle. Depuis, le mot est devenu un sobriquet, et désigne aussi bien un alpiniste maladroit que les clients des guides, non sans une petite ironie ! L’auteur de ces lignes est un monchu… et l’assume. Que ce soit physiquement ou psychologiquement, je n’ai jamais eu l’assurance – le terme veut tout dire – ni la technique, ni encore un sens de la montagne suffisants pour envisager de réaliser des courses en tête de cordée (à part de rares exceptions et quelques parcours en « cordée volante », terme consacré pour indiquer qu’une cordée suit celle d’un guide, qui se charge de la course et peut lui porter assistance en cas de besoin). Ma course la plus difficile en complète autonomie fut la petite aiguille Verte par sa face nord, c’est pour dire ! En revanche, en tant que monchu, j’en ai réussi des courses, pour l’écrasante majorité avec Gilbert (environ 200 sur un total d’un peu moins de 250)…
En attendant, ce 29 février, alors que la nuit va tomber dans une heure, je suis encore à m’escrimer à avancer, comme lesté d’un poids virtuel, incapable d’accélérer, angoissé à l’idée de ne pas arriver à temps. Cette cent quatre-vingt troisième course avec guide, la cent cinquante troisième avec Gilbert, allait-elle se terminer dans de mauvaises conditions ?
Suite à l'épisode 2.