22 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 2

Le Fil à plomb - épisode 2 - “Jean-Luc”

Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html

Quelques mois auparavant, le jour de l’anniversaire de mes 34 ans, le 14 novembre 1991, je venais de prendre une décision audacieuse : quitter le giron d’une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations pour entreprendre une reconversion professionnelle dans l’informatique. J’avais négocié ce qu’on appelle un congé sabbatique : au terme d’une année, je pourrais être réembauché dans cette entreprise si ma nouvelle profession ne se révélait pas viable. Il y avait là une incontestable prise de risque, qui n’avait pas manqué de me plonger dans des angoisses et interrogations multiples. Ma compagne, Sabine, appuyait cependant ma démarche. Nous résidions encore à Grenoble, où je venais de passer deux ans à exercer le difficile métier de maître d’ouvrage délégué (en gros, une sorte de promoteur immobilier faisant construire des logements pour le compte de propriétaires dits “sociaux”, comme les sociétés d’HLM).

Mais cette année 1992 avait commencé d’étrange et dramatique façon. Le 8 janvier, un terrible choc m’avait secoué, quand j’avais appris que l’un de mes plus chers copains d’enfance, que j’avais vu à l’automne, venait de mourir subitement d’un arrêt cardiaque à seulement 34 ans. Le même âge que moi ; le même prénom aussi : Jean-Luc. En regardant le cercueil descendre dans la tombe, ma douleur avait été renforcée d’une désagréable sensation : lire la plaque dorée gravée du même prénom que le mien, ainsi que de la même année de naissance. “Jean-Luc Sautier – 1957-1992”.

L’amitié avec Jean-Luc trouvait son origine deux générations en arrière, dans les années 1920. Nos deux grands-pères maternels s’étaient rencontrés en 1922 en Allemagne, lors de leur service militaire, et étaient devenus d’inséparables amis. Les deux André, Odemard (1) et Champion (ils portaient eux aussi les mêmes prénoms) avaient épousé tous les deux des Madeleine, et avaient eu des filles prénommées Denise, dont ma propre mère (dont le prénom s’écrivait avec un Y). La sœur de “l’autre” Denise, Thérèse, avait mis au monde Jean-Luc en juillet 1957, tandis que j’étais né quelques mois plus tard, en novembre.

Nous avions partagé nombre de passions d’enfance puis d’adolescence, en particulier la pratique de la guitare. Jean-Luc était devenu artiste peintre et, à l’automne 1991, les signes avant-coureur d’un succès croissant s’étaient manifestés. Il n’aurait malheureusement pas le temps de le concrétiser… La perte soudaine de cet ami si cher m’avait bouleversé. De là à fantasmer de disparaître à mon tour, il n’y avait qu’un pas, que le destin tenta de me faire franchir quelques semaines plus tard.

L’un de mes tout premiers contrats de conseil en informatique consistait à animer un stage de formation à un logiciel dont j’avais été l’artisan durant mon début de carrière à la Caisse des Dépôts. Un consultant expérimenté avait accepté de me prendre comme vacataire à cette occasion, me mettant le pied à l’étrier. Le client était un bailleur social de Strasbourg. Les frais de déplacement étant compris dans le budget de la prestation, j’avais prévu de réserver un avion et une chambre d’hôtel afin de pouvoir commencer le stage dès 9 heures le lendemain matin, le mardi 21 janvier. Résidant à Grenoble, la meilleure solution consistait à aller prendre un avion à l’aéroport de Lyon-Satolas. Un seul vol effectuait la liaison entre les deux villes : il décollait en fin d’après-midi.

Alors que je me préparais à réserver une place sur ce vol, un coup de téléphone m’apprit que l’un des participants étant indisponible, le stage était reporté d’une semaine exactement. Je réservai donc le vol du lundi 27 janvier.

Quelques jours plus tard, le lundi 20 janvier 1992, à 19h20 très exactement, l’Airbus A320 que j’avais prévu initialement d’emprunter s’écrasait sur le mont Sainte-Odile, en Alsace. Sur les quatre-vingt-dix personnes qu’il transportait, seules huit devaient survivre… On comprendra que j’aie remercié chaleureusement le stagiaire qui avait demandé le report de la réunion ! Ces deux événements, de natures certes très différentes, m’avaient passablement secoué. Le destin voulait-il me signifier que ma décision de changement de profession était une bonne décision, ou bien voulait-il me souffler que je venais de commettre une épouvantable erreur ? Difficile à dire !

(1) André Odemard, qui allait devenir la raison sociale des éditions AO.

Suite à l'épisode 3.