22 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 3

Le Fil à plomb - épisode 3 - 28 février

Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html


Le 28 février au soir… Un appel téléphonique laconique d’Annick, la compagne de Gilbert : “Tu es bien libre demain ? Car Gilbert a un projet pour toi. Quelque chose de très beau, tu verras…” Elle ne m’en dit plus. J’apprends le nom du “projet” le soir, autour d’un apéritif. Il se nomme le “Fil à plomb” et se situe au Rognon du Plan, à proximité de l’aiguille du Midi. C’est, selon Gilbert, l’occasion de mettre en pratique en haute montagne ce que je viens d’apprendre dans la Vallée : l’ascension des cascades de glace. Il s’agit, précise-t-il, d’une voie relativement récente, ouverte dans les années quatre-vingt. Baptisée “le Fil à plomb”, en raison semble-t-il de sa relative verticalité, cette voie se situe aux confins de la face nord-ouest de l’aiguille du Midi, tout au bout de sa longue arête orientée vers l’est. Ledit fil à plomb consiste à remonter une série de cascades se formant à gauche de l’aplomb du col du Plan. Haut de 700 m, il s’atteint depuis la gare intermédiaire du téléphérique de l’aiguille du Midi, le Plan de l’aiguille (2300 m). Une fois l’arête sommitale atteinte, il faut encore rallier la station supérieure du téléphérique, à l’aiguille du Midi, pour l’emprunter et rentrer se mettre au chaud, soit un final d’un peu moins de deux heures pour près de 300 mètres de montée, sur une distance assez importante.

Pour essayer d’apprivoiser mes angoisses de second de cordée, j’ai l’habitude de me documenter. On pourra penser que de connaître la description détaillée d’un itinéraire avant de s’y engager n’est pas forcément le meilleur moyen de se rassurer ! Je suis ainsi. Mais là, pas de chance !, je ne dispose d’aucune description du “Fil à plomb”. Gilbert, bien sûr, a collecté toutes les informations nécessaires auprès de ses collègues, mais, selon son habitude, ne m’en a pratiquement rien dit, si ce n’est qu’il y aurait des passages de glace raides dans lesquels mon entraînement récent serait très utile. Tout de même ! 700 m, c’est haut ! Je me demande combien d’heures seront nécessaires pour en venir à bout. Surtout que l’approche représente déjà 600 m de dénivelée et qu’il ne faut pas oublier de compter le final sur l’arête. 1500 m au total ! Pas question de lambiner : nous n’allons pas transporter dans nos sacs à dos un matériel de bivouac. Il faudra passer dans la journée. Une journée très courte, comme c’est le cas en hiver. La première benne pour le Plan part de Chamonix à 8 heures. La dernière benne descend du sommet à 17 heures. C’est donc d’exactement neuf heures dont nous disposerons, sous déduction du temps nécessaire pour monter en benne jusqu’au Plan. Disons que 8 heures et demie serait l’horaire maximum envisageable. Je me rends soudain compte que l’expression consacrée “course en montagne”, à laquelle je n’avais jamais associé une connotation d’urgence, va prendre demain tout son sens. Car il faut le savoir : pour les alpinistes, le mot “course” n’a pas comme sens premier la rapidité ou une quelconque poursuite, contrairement à ce que son sens habituel laisse supposer. Il désigne tout simplement une excursion en montagne, approche, montée, descente et retour. S’il vaut mieux, en général, ne pas traîner en route – évolution météo, ramollissement de la neige – ce n’est pas pour autant une “course contre la montre”. Sauf certains jours, comme ce 29 février…

Plus tard dans la soirée, je n’en mène pas large. Je tourne et retourne dans ma tête le projet. Est-ce bien raisonnable ? J’en doute. Autant ces jolies cascades, dont on descend en quelques dizaines de minutes, souvent par des sentiers de randonnée, m’ont paru agréables, autant se lancer dans la face nord de l’aiguille du Midi m’apparaît redoutable. Pourtant, la perspective de réussir une entreprise de cette envergure me séduit. C’est l’essence même de cette activité que l’on nomme “alpinisme”. Je ne m’étendrai pas sur l’analyse psychologique des alpinistes. Disons seulement que retourner à l’aiguille du Midi me tente fort. J’ai toujours été partisan de gravir plusieurs fois un sommet. Comme si l’on rendait visite à un ami. La tour Ronde en est un exemple parmi d’autres.

Dans la face nord de l’aiguille du Midi, j’avais gravi l’éperon Frendo, légèrement à gauche de l’axe des câbles du téléphérique, en 1980. La même année, Gilbert m’avait convaincu de remonter les pentes escarpées du col du Plan, 100 m à droite de ce Fil à plomb. Plus tard, à la fin de cette année 1992, nous remonterons une autre voie, pile sous les câbles du téléphérique cette fois, la voie Mallory. Elle porte le nom du célèbre alpiniste britannique disparu à l’Everest en 1924, car il l’ouvrit en 1919 en compagnie de Porter. Moins difficile que le Frendo, l’itinéraire est cependant très élégant et direct, presque exclusivement glaciaire – du moins un 28 décembre.

En attendant, je me demande à quelle sauce je vais être “mangé”. Une sauce glacée, en tout cas, car la température est de saison. Hivernale.

Suite épisode 4.