Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html
La boucle est bouclée. Un peu avant 8 heures du matin, nous sommes prêts à emprunter la benne. Jacques est déjà dans la salle des machines. Les immenses poulies tournent tandis que les câbles sont dégelés, les cabines circulant à vide. Ça crépite dans la station supérieure quand les glaçons accrochés aux câbles sont broyés par les énormes bobines qui les entraînent.
Cliché pris durant l'ascension du Fil à plomb. L'aiguille du Midi, assez loin à notre droite, avec une benne du téléphérique en train de parcourir le fil… pardon, les câbles !
Ce n’est pas la première fois que j’emprunte ainsi la benne du matin au sommet de l’Aiguille. Au retour du mont Blanc, en 1979, nous avions passé la nuit au refuge des Cosmiques, étant arrivés trop tard au col du Midi pour envisager d’attraper la dernière benne. Déjà ! Il faut dire que nous avions emprunté le chemin des écoliers, atteignant le mont Blanc au départ du refuge de Tête Rousse, en gravissant au préalable la face nord de l’aiguille de Bionnassay. Depuis le toit de l’Europe, nous avions ensuite traversé par l’itinéraire dit des “Trois Monts”, Maudit puis Tacul, pour atteindre le refuge en fin d’après-midi. Le lendemain matin, par une météo peu favorable, sous un vent violent, nous avions remonté l’arête, parfois bousculés par les rafales. Même les piolets trouvaient le moyen de se placer à l’horizontale quand on les ôtait de la neige pour les replanter un peu plus haut. Du coup, la benne fonctionnait au ralenti. Il nous avait fallu plus de vingt minutes pour regagner le Plan, le double du temps habituel. Le cabinier, hilare, tentait de me faire peur en racontant d’horribles anecdotes de câbles affolés par le vent, venus se coincer dans la fourche de la benne. Les téléphériques ne m’ont jamais provoqué la moindre inquiétude. Ce ne fut pas plus le cas ce jour-là. Revenir du mont Blanc avait probablement balayé toute angoisse.
Ce 1er mars 1992 au matin, la météo est clémente. La descente n’est donc qu’une formalité. Comme d’habitude, Gilbert observe les itinéraires, surtout du côté droit en descendant. Des traces sont visibles sur l’éperon Frendo. “Des Anglais”, commente le cabinier, “ils ont bivouaqué au pied de l’arête avant-hier soir. Ils ont dû sortir tard hier, au milieu de la nuit je crois.” Peut-être y avait-il deux autres alpinistes quelque part dans les galeries de l’Aiguille en même temps que nous. Ils n’auront pas eu la chance de connaître Jacques, et auront dû bivouaquer une seconde fois au sommet. Au moins étaient-ils munis de tout le matériel nécessaire, ce qui explique aussi les deux jours pleins pour remonter l’éperon. Quand on transporte une vingtaine de kilos sur son dos, on n’a pas la même agilité pour grimper !
Aussi étrange que cela paraisse, nous avions des engagements à respecter. Le programme était formel : il avait été prévu une descente à skis de Vallée Blanche avec ma famille pour ce 1er mars. Gilbert était donc mobilisé, hors de question pour lui de décliner son engagement. Avec le temps, tandis que je relis et complète ces lignes, je songe que j’aurais pu rester tranquille dans la vallée, à me remettre de mes émotions et efforts de la veille. Eh bien non, autres temps, autres mœurs : une fois de retour au bercail, un bain chaud me remet les idées en place. Un copieux petit-déjeuner rattrape le dîner frugal de la veille au soir. J’ai à peine le temps de raconter notre aventure à ma compagne Sabine que la voiture nous descend au Lac, chez Gilbert. Frais et dispos, il monte dans le véhicule et c’est parti. Direction l’Italie, ma mère ayant préféré un départ plus tranquille que l’arête de l’Aiguille.
À midi, nous sommes en haut non pas de l’aiguille du Midi, mais de la pointe Helbronner, de l’autre côté de la chaîne du Mont-Blanc. La descente va nous permettre de rejoindre Chamonix, via le refuge du Requin. Nous arriverons à bon port avant la nuit, cette fois ! Tout était allé tellement vite : la descente à skis avait comme repassé une couche de peinture sur l’ascension de la veille. Tout à fait comme si cette journée du 29 février, exception d’une année bissextile, n’avait pas existé, qu’elle n’avait représenté qu’une anomalie, presque un rêve.
Aujourd’hui encore, je la considère comme une journée “hors normes”, hors du temps, un souvenir ténu comme ce “fil” de glace coulant sur la dalle de granite. Mais, de fil en aiguille, les souvenirs en ont appelé d’autres, formant peu à peu le “fil conducteur” du récit de cette journée si particulière…