24 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 5

Le Fil à plomb - épisode 5 - Au pied du mur

Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html

Après avoir escaladé une quinzaine de mètres, sans hésiter, Gilbert s’arrête : il va poser une broche à glace pour l’assurage. Il s’agit ni plus ni moins de visser dans la glace dure un objet mesurant un peu moins de vingt centimètres. Pour cela, il faut libérer une main. Accroché à un seul de ses piolets, je vois Gilbert qui commence à visser l’engin. Soudain, les pointes avant de son crampon droit ripent sur la glace dure. Il n’a pas un geste parasite. Aucun sursaut, aucun mouvement du bras. Il stabilise son pied quelques centimètres en dessous et plante derechef l’avant de la semelle. Puis il reprend son travail d’équipement. Mon cœur bat à tout rompre. Je m’aperçois que mes mains se sont crispées sur le descendeur qui assure sa progression. En pure perte d’ailleurs, puisque aucun point intermédiaire n’a été posé ! Cette fois, la broche est vissée, solidement arrimée dans la glace.

Gilbert disparaît de ma vue, au-dessus de l’auvent rocheux. Autre entorse aux instruments de mesure, il nous a encordés avec une corde simple longue de 55 mètres — et non avec la double 45 mètres dont j’ai l’habitude. De quoi distendre l’espace. À mes côtés arrive la cordée qui nous suivait pendant l’approche. Les grimpeurs observent la longueur puis renoncent. Ils m’indiquent qu’ils vont tenter de rejoindre la goulotte Lagarde, en contre-bas à droite – je doute que cela soit aisé. Me voilà seul, les mains toujours crispées sur la corde passée dans le “huit” d’assurage. Dieu que la glace semble raide ! L’esprit n’a pas besoin de beaucoup de temps pour divaguer : l’imagination défie le temps, comme dans ces rêves instantanés déclenchés par la sonnerie d’un réveille-matin, et dont on jurerait qu’ils ont duré une heure. J’ai hâte d’y aller. En même temps, je ne pense qu’à reculer l’échéance. Et je sais que, plus tard, je trouverai que “tout a été trop vite”.

La longueur me demandera, si je me souviens bien, une vingtaine de minutes. Mais que signifient vingt minutes lorsqu’on est pendu à ses piolets, les avant-bras raidis, les mains engourdies par le contact de la glace sous les gants, de la neige dans les yeux qu’il est malaisé de dégager ? Un instant, j’ai cru qu’il me serait impossible de faire le premier pas d’escalade. Je suis, au sens propre, “au pied du mur”. Les piolets s’ancrent difficilement. Le corps est légèrement rejeté en arrière par l’inclinaison, ce qui rend les mouvements plus fatigants. Puis le miracle se reproduit. Mètre par mètre, je m’élève sur cette coulée de glace mince. Intense, phénoménale concentration : surtout ne pas accepter d’ancrage médiocre, c’est trop pénible ensuite ; la glace sonne creux, car le rocher n’est pas loin, juste en dessous. Mais qu’est-ce que nous faisons ici ? Ne pas s’arrêter, rester régulier. Quand on ne pense qu’à une seule chose – monter – on perd toute notion du temps.

Régulière, attentive, la corde suit mes moindres mouvements de progression vers le haut. J’en aurais presque les larmes aux yeux de reconnaissance – mais elle gèleraient ! J’approche de la broche posée tout à l’heure par Gilbert. Je tente de planter énergiquement le piolet main gauche. “Bing !” Le son est étonnamment cristallin. Et c’est soudain comme si un génie malfaisant avait saisi vigoureusement mon bras pour le tirer en arrière de toutes ses forces. Je comprends que le rocher affleure sous la glace : inutile de frapper comme un “bourrin”, je ne risque pas d’entamer le granite ! Je réitère une tentative plus prudente, explorant la surface de la glace pour tenter de deviner une épaisseur plus favorable. Enfin, ça tient. Je peux dévisser la broche et l’accrocher au baudrier. Peu à peu, le rythme est pris, les réflexes jouent, les ancrages sont plus francs, plus sûrs, tandis que les pointes avant des crampons consentent à s’enfoncer de quelques millimètres dans cette glace si dure. Je n’ôte en tout et pour tout que deux broches dans la longueur, saluant au passage la grande sûreté de Gilbert. Le fait est qu’on a la sensation d’évoluer sur un mur vertical : le corps est rejeté en arrière, chaque mouvement d’ancrage exige de véritables efforts, les piolets paraissent plus lourds en raison de la pesanteur qui accroît l’effort nécessaire à leur ancrage…

Enfin, j’arrive au relais, où Gilbert m’adresse un simple regard qui suffit à échanger nos impressions : “Jolie longueur, technique, soutenue” semble-t-il dire. C’en est fini de la longueur-clé. Interminable ? Instantanée ? Je n’en sais toujours rien. Il me réclame le matériel d’un geste : trois dégaines, deux broche à glace. En même temps, il m’incite à boire et manger brièvement. Avec attention, il veille à ce que je ne m’épuise pas. C’est là que je constate que le breuvage de la gourde croque sous les dents, des paillettes de glace s’étant formées subrepticement.

“On va faire une autre grande longueur” annonce mon guide. Et le voilà qui disparaît derrière un angle de rocher. À nouveau, la corde, en simple, coulisse dans le descendeur tandis que je la tiens solidement des deux mains, en prenant garde à laisser juste ce qu’il faut de mou pour que le leader ne soit pas gêné par le tirage. J’essaye de ne penser à rien, mais l’imagination ne peut s’empêcher de fantasmer sur la difficulté de la longueur. Le rythme de défilement de la corde me rassure : il est assez rapide, c’est bon signe ! Enfin, c’est mon tour. S’il s’agit toujours de glace, l’inclinaison est moindre que la longueur précédente. En revanche, elle semble très longue : les 55 mètres de cordes ont cette fois été employés en totalité et j’ai la sensation que le relais s’éloigne au fur et à mesure que je m’élève. La vue s’est dégagée. Au-dessus, le terrain devient une pente de neige dure, assez raide, mais ce n’est plus une “cascade de glace”. Assez haut, dans le tiers supérieur de la longueur, un ultime mur gelé – de la glace qui coule sur une dalle rocheuse – représente la dernière difficulté. Le soleil commence à éclairer de biais les rochers sommitaux du Rognon, à notre gauche.

Après le “mur”, plusieurs ressauts de glace se succèdent, gravis “à corde tendue”…

Cette fois, je démarre quand je suis à bout de corde, conformément aux instructions reçues. Gilbert a disparu au-dessus de la dalle gelée et progresse assez rapidement. Je me précipite dans le couloir et atteins rapidement le petit mur. Après les difficultés du dessous, elle s’apparente presque à une récréation… Sauf que je dois être doublement prudent : nous grimpons en effet de concert et non chacun à son tour. Nous avons retrouvé une vieille habitude qui nous est chère : grimper, comme on dit, à “corde tendue”. Les deux membres de la cordée progressent ensemble, en faisant en sorte de laisser toujours la corde en tension. Une légère glissade peut être enrayée, Gilbert étant à la fois aux aguets et… costaud. Mais ce n’est pas la peine de tenter le diable ! Aussi, lorsque j’ai quitté le relais, j’étais conscient que j’allais grimper bien plus que d’une longueur de corde. Il n’est pas impossible que les deux longueurs suivantes aient dépassé les 80 mètres. Ce parti suppose qu’une réelle confiance unisse les deux alpinistes. Il ne faudrait pas, en effet, que je fasse une chute brutale. Comme au couloir Couturier, à l’aiguille Verte, quatre ans auparavant, je m’applique à doser chacun de mes mouvements, à ne prendre aucun risque, à être sûr des ancrages de mes piolets et à choisir soigneusement l’emplacement de mes pieds.

Mes vieux crampons à quatorze pointes, antiques pour l’époque (ils datent de 1977) font toujours merveille. N’avaient-ils pas été capables de se ficher dans la glace bleue de toutes ces cascades, ces dernières semaines ? Le loueur de piolets “à cascades” m’avait un peu charrié, la veille : “Mais vous faites comment pour grimper avec des trucs pareils ? Quel monchu ! Attendez, je vais vous les affûter, c’est pas Dieu possible !”, avait-il proposé, magnanime. Et les pointes avaient crépité d’étincelles sous la meule électrique. Nous louions en effet des piolets “techniques”, hésitant à en acquérir deux paires (une pour Sabine et une pour moi). À cette époque, je me contentais de piolets à manches droits, alors même que la mode était aux engins à manches recourbés, afin d’éviter de se cogner le poing quand on les ancre. En réalité, je préférais les manches droits, car ils sont plus instinctifs à manier. Je finirai par acquérir ces “Blackbird” et les conserverai jusqu’à aujourd’hui, les utilisant en 2009 pour un voyage nostalgique au Gervasutti de la tour Ronde, où j’ai mesuré combien le temps passe !

Suite épisode 6.