25 mars 2020

Le Fil à plomb - épisode 6

Le Fil à plomb - épisode 6 - La dernière benne

Le sommaire de ce récit figure à cette page : http://ao-editions.blogspot.com/2020/03/filaplomb.html

L’ultime passage en glace collée sur des dalles rocheuses nous a permis d’entrer dans le couloir final, nettement moins difficile. Il est joliment incurvé sur la droite, formant une élégante courbe en forme de virgule inversée. La neige qui le tapisse est blanche, d’un blanc éclatant. La lumière du soleil affleure, tout là-haut, et n’est pas loin de nous éclairer, redonnant au granite sa belle couleur orangée.

Désormais encordés rapprochés, la lente montée se poursuit, à un rythme somme toute soutenu, car nous ne nous arrêtons plus depuis que les longueurs difficiles sont dépassées. À un moment, il me semble que Gilbert oblique à droite, sortant du couloir pour couper à travers sa rive gauche et rallier plus rapidement l’arête sommitale. Ce point reste un mystère, à des années de distance. Quand on observe une photo de la voie, il semble en effet exister une écharpe orientée sur la droite. Mais mes souvenirs sont confus…

Je ne pense plus à l’heure. Accrochée par un mousqueton au baudrier, ma vieille montre étanche est couverte de givre, illisible. Cela ne m’empêche pas d’avoir la conscience aiguë de vivre des moments exceptionnels : il faut réunir tant de conditions pour que de telles ascensions soient possibles ! Condition physique, conditions de la montagne, météo, disponibilité du guide et du monchu… Je ne pense plus au temps. Je dirais même que je ne pense plus à rien. C’est rare ! C’est la raison pour laquelle je ne garde pratiquement aucun souvenir de ce couloir terminal. Parfois, sur la droite, j’aperçois au loin une benne du téléphérique, grosse comme une petite mouche, qui sort du sommet de l’aiguille du Midi, accrochée à son câble. Dieu qu’elle semble lointaine !



La voie totalise, d’après les topos, 700 mètres depuis la rimaye. Les photos déforment toujours la perspective, donnant faussement l’impression que la partie supérieure est courte. 200 m jusqu’au premier petit mur. L’équivalent de cinq longueurs au total ensuite, soit à peu près 250 m. Il devait donc en rester 300 tout de même, l’équivalent de la face nord de la tour Ronde ! Les topos évoquent un “entonnoir final” de 150 mètres, ce qui doit représenter la partie moins difficile, à partir du virage sur la droite. Tout cela demeure imprécis dans ma mémoire.

En haut sur l'arête…

L’arrivée au sommet du rognon du Plan est magnifique ! D’un coup, en quelques mètres, nous voilà baignés d’une lueur douce, légèrement orangée, tandis que nous foulons une épaisse couche de neige, vierge de tout passage. Sensation toujours intense quoique familière : l’horizon s’est soudain élargi, le panorama est à nouveau présent, rassurant, tout autour de nous. Fini ce mur devant le nez, finis les regards interrogateurs vers le haut.
— Tu as l’heure ? Gilbert m’arrache à mes rêveries.
Froid, altitude et fatigue m’ont rendu quelque peu indolent. Je dégage le givre qui recouvre le verre de montre.
— Trois heures et demie.

Gilbert apprécie en silence. En dépit de ma lenteur d’esprit, je tente de calculer, de me remémorer cette autre ascension dans le secteur, au col du Plan, il y a de cela douze années. Je crois me souvenir que nous avions mis une heure 45 minutes pour rejoindre l’Aiguille. Un rapide calcul suffit : 15h30 plus 1h45, cela fait 17h15 à l’Aiguille. À quelle heure descendra la dernière benne ? Dans la pratique, elle varie légèrement selon les jours, l’affluence, la météo…
– Écoute, c’est pas mal, mon collègue Thierry était sorti de nuit ici. Mais va plus falloir traîner…

Gilbert informe Annick par radio de notre sortie de la voie, et lui demande de se renseigner sur l’heure exacte de cette ultime benne. Mais un problème de réception nous empêchera d’obtenir la réponse. Ce sera donc le suspense.

Désormais, le compte à rebours est commencé.
Le décor a changé : le soleil a remplacé l’ombre, nous évoluons sur une arête étroite et non plus dans une face, la neige profonde a remplacé la glace dure. J’ouvre la marche, car nous devons descendre en direction du col du Plan avant de pouvoir remonter à l’aiguille du Midi. La qualité de la neige impose de nombreuses précautions. Chaque pas doit respecter un enchaînement précis de mouvements : enfoncer le pied franchement, stabiliser la posture, glisser légèrement en contrôlant le mouvement puis le stopper, recommencer inlassablement. Un rythme à prendre. Mine de rien, il nous faudra une vingtaine de minutes pour parvenir au col. Lorsque nous entamons la montée, il est presque 16 heures ! Inversion brutale du système : ces heures qui passaient sans coup férir, les voici qui deviennent des minutes, ou presque. Ces moments que je voulais longs, afin qu’ils aient le temps de s’imprimer dans ma mémoire, voilà qu’ils deviennent interminables. La montée semble de plus en plus raide, de plus en plus fatigante, tandis que l’aiguille du chrono s’affole. Le temps s’est envolé.

L'aiguille du Midi, vue depuis l'arête atteinte via le “Fil à Plomb”. Au centre, le sommet principal et l'arête qui conduit aux galeries souterraines. La station de téléphérique est située à droite, après la passerelle avec le sommet nord.

Là-haut, des bennes quittent la station à intervalles réguliers, ramenant les touristes dans la vallée. Elle semble si proche, cette station… Gilbert tente de me faire accélérer le pas, de régler mon tempo sur un métronome plus vif, mais j’atteins vite le régime maximum, la limite que je ne parviens pas à dépasser. Aussi part-il en éclaireur. Pourra-t-il arrêter la benne ?

Durant la toute dernière montée, je me rends compte que la peur ne donne aucunement des ailes, contrairement à l’adage. La perspective d’une nuit dans les galeries de l’aiguille du Midi me terrifie. Par moments, elle me pousse à effectuer trois ou quatre pas plus rapides. Pas plus. Je suis de plomb, comme ce fil ! Des souvenirs déjà anciens surgissent de ma mémoire. Des sensations de froid inédites, les dents qui claquent sans cesse des heures durant, des heures interminables. Non, ce n’était pas en montagne, mais dans des lieux habituellement chauds : les garrigues nîmoises ! “Mais accélère, nom de nom !” tenté-je de m’exhorter in petto.

L’arête finale, sculptée en gradins par les passage des candidats à la descente à skis de la Vallée blanche, semble presque verticale, déformée par la fatigue. Je m’accroche des deux mains aux cordes disposées de part et d’autre et me tire vers le haut. Et pourtant, je la connais cette arête, pour l’avoir descendue et remontée des dizaines de fois. Saleté ! Lorsque le sol devient enfin horizontal, je regarde l’heure, avec appréhension : 17h30. Une benne se prépare-t-elle à descendre ? Je cours dans les galeries…

Plus un bruit, à part l’écho de mes pas. Personne. Les lieux semblent vides, désertés. Je retrouve Gilbert, la radio en main. Il répond à ma muette interrogation :
— C’est fini depuis 5 heures. On l’a loupée !

Suite épisode 7.

Ci-dessous : une vue de la webcam de l'aiguille du Midi. Au premier plan, l'arête finale. Au centre, sous le soleil, les Grandes Jorasses. À gauche et en bas, l'arête provenant du Fil à plomb forme un S.