À la lecture de Comédie d'automne, de Jean Rouaud, j'ai été très intéressé par ce qu'il révèle de la relation entre l'auteur et son éditeur, relation qui occupe une place centrale dans le livre, sans cependant qu'il se résume à cela, loin de là. Il faut le lire en entier pour en prendre la mesure – et constater une fois encore le don de Rouaud pour la combinaison subtile de points de vue, de personnages et de faits qui donnent tout leur sel à son cycle de “La Vie poétique” (dont ce livre est le sixième et dernier tome). Les chiffres placés en fin de citation sont les numéros de page de l'édition originale chez Grasset parue en septembre 2023.
L'éditeur, Jérôme Lindon, des éditions de Minuit, a toujours gardé la tête froide :
Et si, depuis, les comptes s'étaient relevés depuis l'obtention du prix Goncourt pour L'Amant de Duras, le pli d'austérité était pris. Comme c'était la marque de la maison, on n'allait pas se lancer, sous prétexte de cette manne formidable, dans une gabegie de notes de frais et d'à-valoir. 49
Rouaud note avec humour les contreparties inévitables d'un éventuel mépris du succès :
Il y avait à l'époque une incompatibilité fondamentale entre la valeur d'un livre et son succès. Autrement dit, l'argent et la littérature ne faisaient pas bon ménage. Alors pourquoi s'indigner d'une absence d'à-valoir ? 55
Lindon a la formule pour tempérer les ardeurs – et les rêves – de son auteur :
Quand l'éditeur me promit que nous ne vendrions que trois cent cinquante exemplaires de ce livre qu'il s'apprêtait à publier, sans doute pour m'éviter de rêver à des tirages prodigieux, ce qui était peut-être le cas chez d'autres candidats auteurs, je ne comprenais même pas qu'il me mît en garde. 53
Lors de la mise en pages des Champs d'honneur, Rouaud remarque jusqu'où va se nicher cette “austérité” de l'éditeur :
[…] L'austérité était toujours la règle. Par exemple, il n'était pas question de gaspiller deux pages blanches pour une phrase en exergue et un dédicataire. […] Toujours dans un même souci d'économie, l'éditeur m'avait demandé de rentrer dans le corps du texte deux ou trois lignes orphelines qui dépassaient dans le haut d'une page. 194
Comment l'éditeur a-t-il découvert, puis accompagné Jean Rouaud dans la mise au point du manuscrit qui allait recevoir le prix Goncourt ?
Trois ou quatre ans avant ce qui allait devenir Les Champs d'honneur, je lui avais envoyé un court manuscrit intitulé Préhistoire. Ayant décelé dans ces pages, m'avait-il écrit dans sa réponse, “l'amorce d'une œuvre forte”, il m'avait reçu à deux reprises […] 60
On doit louer la perspicacité de l'éditeur, et le soin qu'il apporte à accompagner Rouaud.
Après quelques remarques acerbes sur les afféteries formelles de ma Préhistoire, ce qui me vexa, je l'avais entendu avec ébahissement se lancer dans un éloge du roman et détailler ses recommandations pour ce qu'il en attendait : une vraie histoire, sinon on se désintéresse, pas trop de personnages, on s'y perd, pas de commentaires, si on doit s'expliquer sur ce qu'on écrit mieux vaut s'en dispenser […] 63
L'une des directives majeures données à l'écrivain a été de l'orienter vers le “roman”, malgré ses réticences.
Me montrant la montagne et le rocher à rouler : “Faites-en un roman”, dit-il. Face à tout autre, j'aurais haussé les épaules. 72
Quitte à insister lourdement :
Vous n'êtes pas penseur, vous n'êtes pas philosophe, vous n'êtes pas essayiste, vous êtes romancier. 73 C'était plus qu'un conseil, c'était un ordre. 74
Et Jean Rouaud a eu la lucidité de comprendre cet “ordre” et de le suivre :
Si je m'y étais appliqué, c'est que j'avais compris que c'était ma seule chance, que si je ratais mon coup je pouvais tirer un trait sur mes prétentions littéraires. 151
Il avait compris ce qui risquait de lui arriver s'il s'y refusait :
On aurait loué sous le manteau mon exigence (entendre ennuyeux et confidentiel), ma ténacité (ne dérangeant personne), mon courage (il vend depuis trente ans des journaux), et passé le vingtième opus, un critique aurait élevé la voix pour mettre en avant son indignation qu'on fît si peu de cas d'un auteur aussi injustement méconnu […] 71
Au passage, une petite flèche décochée aux critiques (à laquelle je souscris, car c'est bien ce que je fais, je l'avoue, lorsque je chronique un livre, à commencer par celle que vous lisez, rédigée fébrilement par un “tout petit éditeur” qui tente de retenir les leçons d'un très grand, tout autant que d'un auteur, tout aussi “grand” nonobstant sa modestie lucide !) :
Un critique ne parle jamais que de lui. 145
Jérôme Lindon avait un don pour les formules-choc :
“Le premier devoir d'un éditeur, c'est de ne pas faire faillite.” […] S'il prit la tête de la croisade pour le prix unique du livre, ce fut pour cette même raison. 76
En effet, à quoi bon jouer les découvreurs de talents si l'on n'a pas les moyens de les faire connaître ?
L'éditeur m'avait sorti cet autre adage de son cru : “Une bonne librairie est une librairie qui vend des livres qui ne se vendent pas.” – comprendre les siens. 77
Cet “adage” me ravit ! Il résume en une seule phrase les fantasmes de l'éditeur-diffuseur qui présente ses livres à des libraires réticents !
Lindon pouvait être manipulateur, en particulier avec les médias :
Il se contenta d'allumer négligemment la mèche : le premier roman d'un marchand de journaux. […] Quand le même eût fait des études littéraires et choisi délibérément de tout sacrifier à la littérature, il se garda d'en rien dire. 79 […] Une sorte de fée clochette s'était arrêtée au-dessus d'un kiosque de la rue de Flandre et secouant sa baguette magique avait semé une pluie d'étoiles sur la tête d'un marchand à peu près idiot. Voici l'élu. 80
L'humiliation, pour Jean Rouaud, fut terrible. Au point qu'il se permit un coup d'éclat vengeur (et délibérément prétentieux) lors de l'émission littéraire de Bernard Rapp (qui avait pris la suite de Pivot) où il fut reçu (bien avant le Goncourt) :
“Qu'on me comprenne bien, je vends des journaux comme Rousseau recopiait des partitions à dix sous la page.” 172
Je termine avec un extrait de la quatrième de couverture des Champs d'honneur, rédigée par Jérôme Lindon, qui montre son extrême sagacité. J'avais été époustouflé par cette remarque ô combien déterminante :
“Mais cette série funèbre semble n'avoir faite en apparence qu'un seul disparu : le narrateur, dont le vide occupe le centre du récit.” […] Je pris très au sérieux sa remarque, qui eut une grande incidence par la suite. 154
C'est toute l'originalité des livres autobiographiques de Rouaud, qui utilisent le pronom personnel “nous” en lieu et place du “je”, ce qui fait de ses récits de véritables… “romans”, mais des romans à la structure inédite, qui même se répondent l'un l'autre dans de permanents allers et retours dans le temps. Du grand art !
Ce très beau livre ne se limite pas à ces considérations “éditoriales”, j'insiste. Je les ai relevées en tant qu'éditeur parce qu'elles m'interpellent. Le récit nous en apprend de belles sur le prix Goncourt (!), tandis que Jean Rouaud revient sur des personnages auxquels il tient – à commencer par sa mère – comme ce client de son kiosque ou Robert Doisneau, et bien d'autres encore…