L'exposition occupe plus de 140 pages, soit un bon quart du livre. Aurélien Bellanger nous brosse la longue histoire de familles d'une petite ville nommée Argel, proche de Laval (Mayenne). C'est savant, documenté, rédigé à la façon du synopsis d'une saga de romancier du XIXe siècle. Parmi les personnages, un haut fonctionnaire de l'aménagement du territoire, un entrepreneur de travaux publics ayant fait fortune dans les grands chantiers des années soixante et soixante-dix…
On se demande où veut en venir l'auteur.
La seconde partie, intitulée “LGV” nous ramène à l'époque actuelle. La construction de la ligne à grande vitesse devient l'élément perturbateur qui va cristalliser toutes les ambitions et tous les fantasmes du microcosme longuement mis en place dans la première partie. Contre toute attente, l'histoire bascule lentement, mais sûrement, vers l'étrange, tant les protagonistes se révèlent de plus en plus fous. Sociétés secrètes, extrémistes de tout poil — du nostalgique de la France éternelle à des activistes zadistes borderline — nous conduisent tout droit dans des spéculations et projets tous plus fantaisistes les uns que les autres. On passe du Club des Cinq (sic !) à des desseins paranoïaques dignes des Bob Morane (“et je serai le maître du monde”). Ce mélange des genres étonnant séduit ou irrite selon les pages. Un tension se crée peu à peu, incitant à poursuivre la lecture, jusqu'à un final qui se veut brillant et se révèle mollasson et, pour tout dire, sordide.
Le plus amusant, dans ce long roman, est peut-être la façon appliquée dont Aurélien Bellanger pastiche Michel Houellebecq, jusqu'au titre, allusion évidente à La Carte et le Territoire (*). Rien d'étonnant : il est l'auteur d'un essai, Houellebeq, écrivain romantique (2010). Parmi les tics de son maître figure le choix de la rédaction à l'imparfait, y compris dans la période contemporaine, donnant la sensation que l'auteur se situe au-delà de notre époque, sur laquelle il porte un regard sarcastique, vaguement désespéré. Exemple :
Le TGV était un jouet de technocrate indifférent à l'existence du territoire réel. La carte de la grande vitesse était une carte autonome.On a alors l'impression que l'enchaînement des événements, implacable et quasi-automatique, résulte d'une sorte de malédiction, que les personnages, qui ont, pour parler crûment, “pété un câble”, appellent de leurs vœux maladivement.
L'auteur répète ici sa vision apocalyptique qu'il avait développée dans son précédent roman, La Théorie de l'information (que nous avions lu) avec beaucoup plus d'originalité… et d'humour. Même si la critique de La Provence reproduite en quatrième de couverture remarque que cette “fiction” est “curieusement d'un humour constant”, il est presque impossible de savoir si c'est délibéré ou… involontaire de la part du romancier !
Il reste une succession de morceaux de bravoure, à la virtuosité souvent superfétatoire, parfois ennuyeuse, desquels émergent quelques scènes inattendues, rocambolesques et feuilletonesques, férocement noires, voire absurdes, comme si l'intellectualisme ne pouvait conduire qu'à une forme de folie. Au bout du compte, ce territoire qui devait être aménagé se veut la métaphore d'un monde courant à sa perte, tour à tour mégalomane ou, encore une fois, paranoïaque dans toutes ses composantes, traditionalistes ou révolutionnaires. Il n'empêche que l'on passe des heures de lecture sinon passionnantes, du moins attentives, étonnées et… perplexes !
NB : nous avons rédigé cette brève analyse sans consulter aucune des critiques disponibles sur le Web. Nous allons maintenant y jeter un œil, avec une petite inquiétude. Et si l'on n'avait rien compris à ce roman ?
(*) L'allusion est limpide en page 63 :
Lentement elles [les villes nouvelles et métropoles d'alternance] déplieraient la France et feraient correspondre, à terme, la carte du pays avec son territoire.