13 mars 2016

Le commissaire Brunetti, épisode 21

L'inconnu du Grand Canal (Beastly Things), est la vingt-et-unième enquête du commissaire Brunetti, série à succès signée de l'écrivaine américaine Donna Leon (Points, Seuil, 2016). Depuis 1992, avec une régularité sans faille, l'auteure publie en effet un épisode par an, auxquels se sont ajoutés quelques incursions dans d'autres registres.

Suivre cette série nous intéresse doublement, aux éditions AO. D'une part parce que nous apprécions le personnage et Venise, d'autre part parce que nous éditons, aussi, une série mettant en scène un commissaire… Raison de plus de prendre connaissance d'un nouveau tome d'une saga à succès, pour en observer les techniques !

La familiarité que procure un personnage récurrent est essentielle. Peut-être y sommes-nous exagérément attaché. Un goût pour les séries, acquis dès l'enfance avec les Club des Cinq ou les Bob Morane ? Pas impossible… Venise, de surcroît, figure parmi nos plus forts émerveillements touristiques.

Malheureusement, notre ressenti à la lecture de cette nouvelle enquête est une profonde déception, au point d'avoir parfois la sensation de lire un pastiche. Avec le temps, l'auteure (et nous, lecteurs) se lasserait-elle ? Tout ce qui faisait l'attrait de la série se retourne en autant de défauts. Les dialogues fouillés ? Fastidieux et lents, ils mettent notre patience à rude épreuve. La petite famille du commissaire, sa femme Paola, son fils Raffi et sa fille Chiara ? Ils ne font que de la figuration, au point qu'on a hâte que la soirée à la maison s'achève pour pouvoir passer à la suite de l'enquête. Venise ? Il a toujours fallu, dans les romans de Donna Leon, se contenter d'allusions lapidaires à ce décor pourtant essentiel et exceptionnel. Cette fois-ci, mis à part quelques lieux emblématiques et quelques stations de vaporetto, rien qui titille l'imagination. On doute même parfois de l'exactitude des trajets quand le commissaire et son adjoint contournent à la fois la basilique San Marco et l'île San Giorgio (page 186).

Dans chaque épisode, un thème domine l'enquête. Ce coup-ci, ce sont des abattoirs qui sont au centre d'un assassinat à élucider. Raison de plus de s'éloigner de Venise, vers la terre ferme, le “continent”, comme disent les Vénitiens. Rien de bien exaltant donc, à part peut-être la description assez crue des méthodes d’abattage des bêtes.

Dès lors, les tics de style sautent plus aux yeux, au premier rang desquels ces descriptions laborieuses d'apéritifs, de repas au restaurant ou au domicile familial, dialogues entrecoupés de précisions sur les mets et boissons ingérés, procédé répétitif et, in fine, exaspérant.
« Elle sirota son vin. “Mes étudiants ont du mal à saisir le sens de toute action humaine qui ne soit pas motivée par un profit financier.
— Il y a beaucoup de gens comme ça autour de nous“, répliqua Brunetti, en prenant une olive. »
Etc.
Et il y a aussi cet incident de traduction, que nous avions déjà repéré, dubitatifs. La règle, pour un traducteur, est stricte : interdiction d'en faire trop, et donc d'améliorer la prose de l'auteur original. D'où cette manie des “petits bruits” que les personnages émettent régulièrement dans les enquêtes du commissaire Brunetti. On songe aux “vents”, même sans avoir l'esprit mal tourné :
Brunetti émit un petit bruit en signe d'approbation, ou de compréhension, voire de remerciement.
Ou encore :
Brunetti émit un petit bruit en signe de reconnaissance.
Ainsi que :
Comme ils se dirigeaient vers la porte, Letizia émit un petit bruit. Ce n'était pas un mot, tout juste un son aspiré.
Grâce à de patientes recherches dans Google Books, nous avons retrouvé l'expression anglaise : noise, tout simplement :
Brunetti made a noise of agreement…
Brunetti made a noise of acknowledgment…
Remercions la traductrice (Gabriella Zimmermann) de nous avoir épargné “fit un bruit” !

Au passage, nous apprenons que son prédécesseur, William Olivier Desmond, est décédé fin 2013. Quelle tristesse ! Nous avions rencontré cet écrivain et traducteur à un salon du livre de Oloron-Sainte-Marie, un homme exquis, passionnant à écouter et de contact très agréable.

Qu'on ne se méprenne cependant pas : comme toujours, nous avons été jusqu'au bout du roman sans barguigner, impatients de connaître la solution de l'énigme, et tentant héroïquement de compléter les “vides” ou oublis par notre imagination. C'est l'un des atouts, et non des moindres, de la lecture !